La statuaire sulpicienne d'une paroisse ardennaise
Naissance du mouvement Sulpicien
La statue d'édition produite en série investit nos églises dès 1850.
Pendant plus d'un siècle elle chamboule l'art religieux issu de la tradition. Son essor fulgurant occupe le dernier quart du XIXe siècle.
Beaucoup de détracteurs considèrent qu'un modèle de statue reproduit à l'identique et en grand nombre s'exclut de l'art, le modèle fût il d'une grande qualité esthétique.
Une avalanche de critiques a tenté d'ensevelir la voie sulpicienne, ou saint-sulpicienne, ainsi dénommée par référence aux maisons d'édition majoritairement installées autour de la place Saint-Sulpice à Paris.
Avant l'émergence de ce nouveau courant, le monde artistique de la première moitié du XIXe siècle est agité par une tempête soufflée par Napoléon lorsqu'il impose son académisme napoléonien. Sa doctrine préconise le culte d'un beau idéalisé défini par un ensemble de règles strictes excluant toute spontanéité créative de la part des artistes.
Un tel contexte conduit à un appauvrissement des œuvres produites par des auteurs privés d'imagination ou limités dans leurs initiatives.
Puis vient un certain engouement pour un retour à l'art médiéval avec la naissance de l'art néo-gothique si cher à Viollet-le-Duc. Il affecte surtout l'architecture dans l'art de bâtir, moins la statuaire, car en copiant le Moyen-Âge, le sculpteur offre du déjà vu.
La littérature, source inspiratrice, subit l'influence d'écrivains soucieux de réhabiliter les valeurs portées par le christianisme. Ils s'attachent à donner une vision romantique de la chrétienté du Moyen-Âge. François René Chateaubriand publie "Le Génie du Christianisme" en 1802.
Les disciplines de l'art sont une chose, mais l'appel à la dévotion en est une autre !
Avec le retour de la liberté du culte voulu par Napoléon en signant le Concordat (1801), le catholicisme, même s'il est désormais placé sous le contrôle de l'Etat, renaît après sa déliquescence sous la Révolution.
L'approche du croyant dans sa relation au sacré va évoluer vis à vis de la statuaire.
L'image du saint est désormais moins perçue comme œuvre d'art que comme un véritable objet de dévotion.
Par un souffle nouveau, les congrégations religieuses en pleine expansion, attisent les démarches dévotionnelles : Pauline Jaricot initie le Rosaire, une archiconfrérie promeut le culte à Notre-Dame-des-Victoires, le pape Pie IX encourage, par son dogme de 1854, la dévotion envers l'Immaculée Conception.
Les successives apparitions de la Vierge catalysent la piété d'une foule de fidèles : celles à Catherine Labouré (1830), ses manifestations à La Salette (1849), ses rendez-vous avec Bernadette Soubirous à Lourdes (1858) etc...
L'Église reprend donc en main la vie du chrétien depuis son baptême jusqu'à son enterrement.
Après une spiritualité basée sur la peur de Dieu, prêt à sanctionner tout écart, une nouvelle ère, misée sur la confiance et l'amour du Christ voit le jour.
Le chrétien est invité à imiter les actions du Christ dans sa vie quotidienne et à pratiquer l'adoration.
Des expressions tels que "le petit Jésus", "le bon Dieu" deviennent le langage courant pour désigner la divinité.
La spiritualité devient plus humaine et populaire. La piété s'imprègne davantage de tendresse et d'émotion.
Mais le fidèle a besoin de voir pour croire.
Le recours à la statuaire devient l'intermédiaire obligé pour le croyant en recherche d'épanouissement dans son rapport à Dieu.
L'objet d'art traditionnel ne pouvant pas répondre à une forte demande, les grandes maisons d'articles religieux proposent une large gamme d'objets dédiés au culte avec notamment un choix étendu de statues.
Leur production massive permet d'abaisser les coûts; la matière première, le plâtre, nouvellement exploité dans des gisements proches (le gypse s'extrait autour de Paris), favorise l'ouverture d'un marché lucratif. Les demandes des particuliers, des fabriques, du clergé imposent un rythme effréné de production. La statue sulpicienne envahit les églises.
Un exemple ardennais
La vague déferlante est bientôt brisée dans son élan. Dans les années 1950, les maisons d'édition ferment les unes après les autres. La fin est entérinée par le concile œcuménique Vatican II (1965) et sa réforme liturgique.
L'intérêt pour les statues de plâtre ou de terre cuite s'émousse. Dans les églises rurales la statuaire devient un "petit" patrimoine, souvent délaissé, parfois ignoré, voire remisé définitivement dans les combles.
Dans quelques rares communes toutefois, des bénévoles motivé(e)s entretiennent, restaurent, repeignent ces belles figures de plâtre, parfois aidé(e)s par une municipalité encline à leur accorder une aide budgétaire substantielle.
Patrimoine en voie d'extinction, il est apparu intéressant d'en dresser un recensement sur l'étendue d'une paroisse choisie arbitrairement.
Dispersée autour d'Attigny, dans les Ardennes, la paroisse Saint Méen de la Champagne aux vergers regroupe 21 églises.
La liste des églises classées par ordre alphabétique du nom de la commune, se décline ainsi :
Ste-Catherine à ALLAND’HUY
St-Pierre-aux-Liens à AMBLY-FLEURY
Notre-Dame à ATTIGNY
St-Remi à CHARBOGNE
St-Pierre à CHUFFILLY-ROCHE
St-Pierre à COULOMMES
St-Remi à ÉCORDAL
St-Martin à GIVRY-SUR-AISNE
St-Martin à GUINCOURT
St-Brice à LA SABOTTERIE
St-Laurent à MONT-LAURENT
St-Waast à RILLY-SUR-AISNE
St-Lambert à SAINT-LAMBERT-ET-MONT-DE-JEUX
St-Loup à SAINT-LOUP-TERRIER
Notre-Dame à SAINTE-VAUBOURG
St-Crépin – St-Crépinien à SAULCES-CHAMPENOISES
St-Nicolas à SEMUY
St-Barthélemy à SUZANNE
St-Brice à TOURTERON
St-Remi à VAUX-EN-CHAMPAGNE
Notre-Dame à VONCQ
Le recensement exclut :
-toutes les statues dont le matériau est la pierre ou le bois. Elles appartiennent à des époques plus anciennes
-tous les christs en croix ainsi que les chemins de croix (plâtre ou terre cuite)
-toutes les statues remisées dans les combles ou les sacristies (non visibles par le public)
167 statues ont été dénombrées dans les 21 édifices de la paroisse.
Parmi celles-ci:
-125 sont en plâtre peint (75%)
-41 sont en terre cuite (25%)
-1 est en résine (une statue en céramique n'a pas été comptabilisée car non conforme au "style" sulpicien).
25 statues sont consacrées à la Vierge dont :
-Vierge à l'Enfant : 12
-Immaculée Conception : 6
-Vierge au lys : 1
-Education de la Vierge (avec Ste Anne) : 3
-Notre-Dame-des-Victoires : 1
-Notre-Dame de la Salette : 1
-Vierge aux Sept Douleurs : 1
15 statues sont consacrées à Sainte Thérèse de Lisieux
15 statues sont consacrées à Saint Joseph
14 statues sont consacrées au Sacré Cœur de Jésus
14 statues sont consacrées à Notre-Dame de Lourdes
11 statues sont consacrées à Saint Antoine de Padoue
9 statues sont consacrées à Sainte Jeanne d'Arc
Nota : Thérèse de Lisieux et N-D de Lourdes représentent bien évidement la Vierge mais avec une iconographie spécifique, les statues ont été différenciées pour cette raison.
Parmi les autres saints ou saintes figurent saint Walfroy (5 exemplaires), saint Michel terrassant le dragon (4 exemplaires) et d'autres moins couramment croisés tels que : saint Jude, saint Méen, saint Laurent, saint Waast, saint Roch, saint François-Xavier etc...
Les saints patrons des églises sont peu présents dans la statuaire sulpicienne.
Enfin, sur la totalité, 22 statues portent une inscription : d'identification, d'origine, ou du nom du fabricant.
Sainte Thérèse de Lisieux
Sainte Thérèse de Lisieux par Louis Richomme
Toutes les églises de la paroisse étudiée ne possèdent pas l'effigie de Thérèse de Lisieux (15 sur 21), elle se rencontre, toutefois, dans de nombreux autres sanctuaires du diocèse rémois. Elle est mondialement connue.
Elle représente Thérèse Martin qui portera après sa mort le titre de bienheureuse Sainte Thérèse de l'Enfant Jésus.
La supérieure du Carmel de Lisieux, où résidait Thérèse, s'est adressée à un moine trappiste pour réaliser le modèle qui sera copié et diffusé en série par les ateliers Saint-Joseph de l'office central de Lisieux. Plus de 300 000 exemplaires auraient été vendus.
Ce moine sculpteur n'est autre que le frère Marie BERNARD, trappiste de l'abbaye de Soligny dans l'Orne où il est entré en 1907.
De son vrai nom pour l'état civil Louis Richomme, l'artiste (1803 - 1975) a varié sa production en fonction des demandes. L'œuvre de Sainte Thérèse est majeure. Elle apparaît dans ses voiles de carmélite, pressant contre son cœur un crucifix recouvert de roses. Le modèle réalisé en 1922 se répand et connait un vif succès.
Une telle statue est recensée dans la paroisse Saint-Méen de la Champagne aux vergers, elle porte la signature : F.M. BERNARD R
Deux autres représentant une religieuse sont également visibles dans deux églises rapprochées de cette même paroisse. Elles portent une signature identique.
Religieuse en prière
signature de l'artiste
La statuaire de Vendeuvre
La manufacture d'art chrétien de Vendeuvre-sur-Barse (Aube) appelée "Sainterie" a fonctionné de 1842 à 1961. Elle a produit des statues exclusivement en terre cuite d'une grande qualité esthétique.
Après Léon MOYNET, son créateur, la fabrique est reprise par la famille NICOT, sur plusieurs générations jusqu'à la fermeture définitive de l'entreprise.
Aujourd'hui une association dynamique "Ar'Tho Vendeuvre" ( AR THO pour l'argilière du Thoais) perpétue la mémoire de la Sainterie en proposant notamment une belle exposition ouverte au public qui rassemble une cinquantaine de statues de diverses provenances, regroupées dans l'église du village.
La paroisse ardennaise Saint Méen s'enorgueillit, elle aussi, de posséder plusieurs statues produites par la Sainterie de Vendeuvre frappée de la signature H. Nicot. Leur socle à pans coupés est une marque de fabrique qui identifie l'origine auboise.
Sur ce Saint-Antoine s'observe un joli drapé du vêtement qui se plisse en de profonds creux, un fin modèle de drapé obtenu grâce à la technique de la terre cuite qu'un moulage au plâtre ne saurait produire.
Le manteau est parsemé de brocart d'or que le temps a un peu terni mais qui laisse deviner ce qu'était la splendeur et l'éclat d'une décoration fraîchement réalisée.
Saint Antoine de Padoue et l'Enfant Jésus
Le socle à pans coupés
Nul doute qu'en rassemblant dans un même lieu tous les exemplaires ardennais issus de la manufacture de Vendeuvre, il y aurait matière à organiser une belle exposition semblable à celle que propose l'association auboise en cette année 2025. Qui en aura l'initiative?...
Jeanne d'Arc
La statue de la célèbre "Pucelle" de Domrémy trône en bonne place sur les piédestaux de nos églises depuis sa canonisation le 16 mai 1920. Sa notoriété parmi les saints débute surtout après l'intervention de Mgr Dupanloup, l'évêque d'Orléans, lorsqu'il demande à Rome de déclarer Jeanne d'Arc "vénérable" (1894).
Pendant le conflit guerrier de 1870/71, et surtout après la défaite des troupes françaises, le culte de Jeanne d'Arc, est déjà fort populaire. Il s'amplifie lors de la béatification en 1909. A la suite de la promulgation de la loi de séparation des Églises et de l'État, la sainte est alors invoquée pour des motifs politiques dans la lutte contre l'anticléricalisme.
Benoit XV fixe la date liturgique de la fête de Jeanne le 4 mai lors de sa canonisation.
A noter que la République française célèbre une fête nationale de Jeanne d'Arc et du patriotisme le deuxième dimanche de mai. Elle a été instaurée par la loi du 10 juillet 1920.
Dès le début de la Grande Guerre, Jeanne crée un élan de piété pour sauver la France. La victoire finale parachève ce succès. Chaque église réclame sa statue !
Les statues équestres ont la faveur des extérieurs, celles sur pied sont préférées pour les intérieurs des églises.
Les artistes sculpteurs qui ont conçu un modèle commercialisable sont légion. L'un des plus connus peut-être est André Vermare, il est l'auteur du modèle exécuté à l'occasion de la béatification.
Au sein de la paroisse ardennaise neuf statues de Jeanne d'Arc sont répertoriées dont trois mises à l'image ici
En plâtre la statue porte la signature : Ch. Desvergnes
Charles Desvergnes (1860 - 1928) est un statuaire français diplômé de l'École des Beaux Arts de Paris.
Il conçoit plusieurs modèles de statues de Jeanne d'Arc pour Notre-Dame de Paris : "la Bienheureuse", la "Victorieuse", la "Sainte". De nombreuses copies sont commercialisées dans le monde entier en collaboration avec Marcel Marron éditeur-statuaire à Orléans.
Cet autre modèle, dont l'épée est malheureusement cassée, porte la mention "La Statue Religieuse Paris"
C'est une dénomination commerciale générique utilisée par le fabricant.
Représentation plus rarissime de Jeanne revêtue d'un surcot fleurdelysé, les yeux clos.
Le modèle rappelle la grande sculpture réalisée par Prosper d'Epinay qui a été offerte à la cathédrale Notre-Dame de Reims en 1909 pour célébrer la béatification.
Notre-Dame de Lourdes
Le succès de Notre-Dame de Lourdes réside pour une grande part dans la diffusion de son image.
Le célèbre tableau peint de Murillo, aujourd'hui exposé à Madrid dans le musée du Prado, montre la Vierge debout, entourée d'angelots, les mains croisées sur la poitrine, les yeux levés au ciel, flottant dans une nuée ardente.
D'aucuns affirment que cette image aurait inspiré Bernadette Soubirous pour décrire ses visions sous la grotte de Massabielle à Lourdes survenues du 11 février au 16 juillet 1858.
Lorsqu'en 1862 l'évêque de Tarbes, Mgr Laurence, reconnait officiellement les apparitions de la Vierge à Bernadette, le sculpteur lyonnais, Joseph Hugues Fabisch est mandaté pour réaliser le modèle de statue conformément aux visions de la jeune paysanne qu'il interroge à cet effet.
Malheureusement l'artiste trahit les confidences obtenues et conçoit une ébauche de statue différente des visions rapportées. Le modèle s'impose néanmoins momentanément. D'autres artistes s'emparent du sujet en modifiant quelque peu l'original, rendant l'image du personnage plus vivante et surtout plus populaire.
Belle statue couronnée de Notre-Dame de Lourdes en terre cuite sortie de la Sainterie de Vendeuvre et portant la signature: Nicot
Notre-Dame de Lourdes est représentée debout, sans enfant, dans une attitude de prière, les mains jointes, les yeux levés vers le Ciel.
C'est une représentation bien différente de celle de l'Immaculée Conception dans laquelle la Vierge ouvre les bras dans un geste d'accueil, le regard baissé vers les hommes d'ici bas, descendant, Elle, de la voûte céleste.
Mais, lors de ses apparitions, la Vierge aurait confié à sa servante Bernadette qu'Elle était l'Immaculée Conception. Pour cette raison nombre de statues sont coiffées d'une couronne porteuse de l'inscription en lettres capitales ou comme sur l'exemplaire ci-dessus, un bandeau, voire un phylactère parfois, déploie le message virginal.
Le modèle proposé par la maison parisienne d'édition Raffl finit par se répandre aux quatre coins du monde avec une commercialisation record entre 1871 et 1877.
La Vierge est debout, la jambe gauche légèrement en avant, les mains jointes; elle porte une une robe blanche serrée à la taille par une longue ceinture bleue à deux pans, couverte d'un voile blanc, la tête relevée et portant un chapelet. Aux pieds sont déposées quelques roses jaunes, les pieds nus sont dorés.
Ce modèle en plâtre peint provient de la Maison P. Dailly de Charleville
Ce fabricant possédait un petit atelier pour fournir essentiellement un marché local entre 1875 et 1900.
Il était aussi sans doute revendeur pour de grandes manufactures.
Plusieurs statues de saints portant sa signature sont repérées dans les églises du secteur d'Aubenton dans l'Aisne.
La paroisse Saint Méen est fière de posséder ce modèle rare représentant Bernadette Soubirous agenouillée. Plâtre peint.
L'espace sacré consacré à la Dame de Lourdes ne se limite pas aux églises. Il s'élargit en investissant le domaine public avec l'éclosion des grottes privées imitant, en réduction le plus souvent, celle de Massabielle.
Leur recensement dans les Ardennes ne semble jamais avoir été réalisé : un nouveau défi à relever...
Conclusion
L'étude de la statuaire dite sulpicienne reste à défricher dans le diocèse de Reims.
Ce patrimoine longtemps décrié mérite aujourd'hui d'être revalorisé. La réunion de quelques bonnes volontés suffirait pour initier un mouvement apte à le promouvoir. Nos voisins Aubois ou Belges proposent déjà des manifestations qui remportent un vif succès (expositions, conférences, ateliers etc..). Mais la piste associative parait incontournable pour une réussite assurée !
@jeanluccollignon
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