L'insolite de l'art chrétien : églises de Champagne-Ardenne

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MONTCHEUTIN : l'iconographie des fonts baptismaux

MONTCHEUTIN : l'iconographie des fonts baptismaux

La cuve baptismale du XIIIe siècle de Montcheutin

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L'iconographie des fonts baptismaux de l'église de Montcheutin est unique. Le décor original a longtemps été interprété par les guides assurant la visite de l'édifice comme étant une représentation de la scène du baptême de Clovis, jusqu'au jour où nous avons invité Jean-Claude Ghislain sur les lieux.

Le Docteur en histoire de l'art et archéologie de l'Université de Liège apporte une autre lecture inédite.

Elle a été publiée dans le bulletin trimestriel du Trésor de Liège (Numéro 58-59 ; janvier-juin 2019) dont l'intégralité du texte est reproduit ci-dessous à l'exception des photos couleur et des références bibliographiques.

JLC

 

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Son iconographie variée et le meurtre de saint Lambert

 

Les fonts baptismaux décorés de l'église Notre-Dame de Montcheutin, dans le Vouzinois, sont curieusement méconnus(1).

Leur riche iconographie figurative de la cuve est exprimée selon des formules romanes tardives d'une exécution visiblement malhabile. Le meuble liturgique est sans rapport avec les nombreux fonts baptismaux romans artisanaux et tardifs en calcaire sombre du Namurois, produits d'une industrie d'exportation massive largement représentée notamment dans le diocèse de Reims et plus particulièrement dans les Ardennes et le Rémois (2).

Certains exemplaires relèvent d'une production picarde en pierre bleue de Meuse, prédominante en Thiérache et identifiée également dans le Lannois (3).

Ce succès ne participe pas particulièrement des contacts artistiques entre les domaines mosan et champenois au cours des XIIe et XIIIe siècles, maintes fois constatés depuis plusieurs décennies (4)

 

La cuve baptismale subcubique et historiée de Montcheutin est totalement indépendante de cette abondante filiation. Elle est taillée dans un calcaire gréseux clair et grisâtre, et la partie supérieure est visiblement modifiée.

Elle mesure H.68 x l ca 70 cm et le bassin, H35 x ∅ 57 cm.

La cuve est posée à l'entrée du chœur, du côté nord, sur un bloc mouluré post-médiéval de récupération.

Le couvercle et le mode de support anciens ont disparu et sont inconnus. Les dimensions plutôt restreintes n'indiquent pas que le meuble ait servi initialement de bénitier ou à un autre usage. 

La scène du baptême qui y figure le confirmerait et le fond plat du bassin profond de 35 cm est percé d'un orifice central d'écoulement, très fréquent pour les cuves baptismales des XIIe et XIIIe siècles.

L'amputation des décors, qui surmontent les quatre tableaux légèrement rectangulaires et inégaux, prouve que la partie supérieure fut remaniée à une époque indéterminée. Elle présente depuis lors une retraite octogonale percée de quelques trous sur le pourtour et qu'emboîtait un nouveau couvercle aujourd'hui perdu.

Les coins supérieurs subsistants de la cuve furent abattus obliquement et, par adaptation à l'inclinaison nouvelle, le sommet de ses quatre angles arrondis fut écourté et se termine en pointe.

 

Les arêtes des encadrements et des arcatures ornementales sont adoucies, voire émoussées.

Les reliefs peu profonds et faiblement modelés, parfois même planes et aux détails gravés, sont d'une exécution artisanale maladroite.

Le talent du sculpteur est nettement inférieur à ses ambitions plastiques et à ses références stylistiques. Il contraste aussi avec la richesse du programme iconographique narratif et avec le décor végétal varié mais aujourd'hui incomplet de la partie supérieure.

Le spectateur est frappé par l'échelle très variable des personnages, ainsi que par l'absence de perspective morale et apparemment d'un programme iconographique cohérent. Certes, les divers thèmes hagiographiques ont pu être inspirés par un commanditaire averti, dont nous ignorons la justification.

 

Aucune figure n'est auréolée ; toutes paraissent masculines et leurs disproportions sont marquées.

Notons les têtes ovales trop volumineuses, au long nez droit, et enveloppées d'une mince chevelure. Les pieds minuscules dépassent sous le bord inférieur horizontal des longs vêtements droits, de même que leurs plis gravés fréquemment serrés à la taille par une ceinture.

Les corps debout sont alignés de face, même lorsque la tête est de profil. 

Les bras grêles aux gestes raides se terminent par des mains minuscules. Deux tableaux latéraux opposés s'inscrivent dans un encadrement sculpté aux contours rectilignes et surmonté d'une frise de rinceaux.

La figuration des deux autres compositions s'inscrit sous des arcatures séparées par un motif végétal dressé.

 

Les tableaux très variés se succèdent comme suit au pourtour de la vasque.

Citons la représentation d'un baptême, suivie de gauche à droite d'un groupe de quatre personnages dressés, suivi par un chevalier sur sa monture et enfin survient le meurtre surprenant d'un prélat à l'autel.

 

 

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Figure 2.  Chevalier croisé ? 

 

La scène identifiable d'emblée est celle du baptême d'un adulte par un prélat mitré tourné vers la droite, de même que le personnage qui le suit et qui porte un livre de la dextre (figure 1). Il pourrait en effet s'agir du baptême de Clovis par saint Remi vers 498, un thème iconographique emblématique et familier en diocèse de Reims (5).

On observe à Montcheutin l'absence de la colombe qui apporte le flacon du saint chrême, thème iconographique rémois facultatif, introduit en 877 ou 878 dans la Vita Remigii par l'archevêque Hincmar (6).

Le baptisé en buste émerge de face, les bras collés au corps, d'une étroite cuve tubulaire cerclée comme un cuveau en bois aux extrémités élargies.

Le pontif est revêtu de ses ornements et la chasuble couvre le bras droit qui brandit l'aspersoir sur le catéchumène en lui posant l'autre main sur l'épaule droite. On notera les fanons tombant de la mitre à deux cornes et les visages fort usés.

 

Il ne subsiste que les segments inférieurs des tiges ondoyantes de la frise de rinceaux qui bordait le haut de la cuve de ce côté. Celle-ci est mieux conservée sur la face opposée de la vasque occupée par le chevalier. Le rinceau sinueux correspondant porte ici des feuilles en forme de cupule dentelée dont la tige est involutée (fig. 2). De tels rinceaux aux folioles apparentées caractérisent notamment des manuscrits parisiens et de la France septentrionale du dernier quart du XIIe siècle. Citons la remarquable Bible de l'abbaye prémontrée de Saint-André-au-Bois, en Picardie (7).

 

Le panneau sous-jacent de la même face est occupé par un chevalier de profil, en mouvement vers la gauche (fig. 2). Le cavalier est trop réduit par rapport à son destrier dont l'arrière-train aux pattes écourtées est allongé.

Le harnais de la tête de la monture est représenté, ainsi que la selle et ses sangles. Le cavalier, dont la jambe visible est atrophiée, est revêtu d'une cotte et sa tête est dissimulée par un heaume percé d'oculaires. Il baisse sa lance réduite à sa partie antérieure qui arbore un pennon frangé garni d'une croix gravée.

Nous en comptons trois autres au sommet de l'écu chevaleresque en forme d'amande, décoré plus bas de deux bandeaux rayés en sautoir.

Le chevalier qui le porte serait-il un croisé honoré dans la région, voire le donateur des fonts ?

Son équipement défensif n'est pas antérieur aux débuts du XIIIe siècle, soit le heaume-tonnelet fermé et le bouclier triangulaire mieux adapté à la cavalerie que celui de type allongé dit normand, utilisé jusqu'à la fin du XIIe siècle. Les angles supérieurs de l'écu sont encore arrondis (8), mais le bord qui les relie est déjà rectiligne.

 

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Figure 4. Quatre personnages, témoins du baptême ?

 

Un troisième côté de la cuve montre entre les deux précédents une série de quatre personnages debout et de face, dont les silhouettes sont très semblables (fig.4).

Leurs lourdes têtes sont emboîtées par une frise d'arcatures séparées par un haut motif fleurdelisé. Par leur nombre, les figures pourraient évoquer les évangélistes, mais seule celle de droite soutient un livre des deux mains. La voisine, dans la même attitude et usée, joint les mains sur la taille et porte également une tunique, mais lisse.

Le figurant suivant est vêtu d'une robe plissée avec une ceinture ; son avant-bras gauche est voilé et l'autre est appliqué sur la poitrine. Il tient en main un objet menu conique.

Enfin, le personnage de gauche a les bras couverts conjointement par un linge au long pan pointu et il tient un vase au couvercle sommé d'une sphère.

Ces accessoires pourraient désigner des acolytes et témoins assistant au baptême décrit ci-dessus.

 

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Figure 5. La scène de l'assassinat d'un évêque.

 

La quatrième scène, opposée à la précédente, illustre indubitablement un évènement historique retentissant.

Il se déploie sous trois arcatures du type précédent mais élargies et qui évoquent ici un espace voûté (fig.5).

Deux motifs différents sont implantés respectivement à leur jonction, soit à gauche, une palmette en éventail qui jaillit d'un pommeau globuleux et à droite, une tige porte une forme grenue qui s'amenuise vers le haut.

Nous distinguons de gauche à droite un autel surélevé, appareillé et subdivisé horizontalement, précédé d'une marche et abrité sous pavillon conique suspendu.

Ensuite, les quatre protagonistes se succèdent par ordre croissant.

Au pied de l'autel se tient la figurine de profil d'un prélat agressé, les mains jointes et mitré.

Notons la chasuble plissée, ainsi que la mitre à deux cornes et fanons comme celle observée dans la scène du baptême. Il ploie la tête la tête, contraint de la dextre par le personnage central qui brandit une épée et menace le pontife. Ce dernier est protégé par son voisin plus grand et qui repousse du bras gauche l'assaillant qu'il touche au visage.

L'intervenant le plus grand se tient à droite et porte dans la main gauche une cognée avec une lame courte et un long manche, assurément destinée à l'attentat, ce qui dénonce un second agresseur.

 

Dans la sphère mosano-champenoise, trois évènements viennent à l'esprit quant à l'identification du meurtre d'un prélat.

L'hypothèse privilégiée est celle de l'assassinat de saint Lambert, évêque de Tongres-Maastricht, survenu à Liège au plus tard en 705 (9).

L'évocation de celui de Thomas Becket, l'archevêque de Canterbury tué en 1170 et canonisé dès 1173, serait toutefois plutôt inattendue en région ardennaise (10).

Enfin, le thème iconographique du meurtre de l'évêque de Liège, Albert de Louvain assassiné à Reims sur l'ordre de l'empereur en 1192, ne s'est jamais imposé.

Il est ici d'autant moins envisageable, compte tenu de la représentation de l'autel, justifiée notamment dans le cas de saint Lambert.

Albert de Louvain fut enterré sur place, dans la cathédrale de Reims, mais il ne figurait pas dans le calendrier liturgique et on ne lui connaît aucun culte organisé avant sa reconnaissance par le pape en 1613 (11).

En s'écartant de la région ardennaise, on peut également évoquer le meurtre du premier évêque de Sens, saint Savinien assassiné vers 250 à l'épée et à la hache, alors qu'il officiait (12). 

Rappelons aussi que l'archétype des confesseurs martyrs à l'autel serait le pape Étienne 1er (mort en 257) (13).

 

Enfin, concernant la période d'exécution de la cuve baptismale de Montcheutin, rappelons que les palmettes festonnées se propagèrent à la fin du XIIe siècle.

Les arcatures en plein cintre procèdent encore du répertoire roman, tandis que les fleurs de lys se multiplient au XIIIe siècle, de même que l'armement du chevalier, ce qui autorise une datation élargie au premier tiers du XIIIe siècle.

Ajoutons que l'image d'un éventuel croisé pourrait ainsi rappeler la cinquième croisade qui se déroula entre 1217 et 1219 (14). Le type de mitre triangulaire à fanons représentée à deux reprises était également en usage en France à cette époque (15).

 

L'intérêt majeur de la cuve baptismale originale de Montcheutin est incontestablement iconographique, tandis que son esthétique stylisée de tradition romane est d'une plastique élémentaire attribuable à un modeste tailleur de pierre régional. 

Jean-Claude Ghislain.

 

La très riche et volumineuse bibliographie citée  par l'auteur des références (1) à (15) est à consulter dans le bulletin du Trésor de Liège éditeur de l'article.

Trésor de Liège 6 rue Bonne-Fortune - 4000 Liège (Belgique)

info@tresordeliege.be -  www.tresordeliege.be

Pour compléter l'information, le renvoi (14) de JCG précise : "Si la cuve de Montcheutin est conservée dans sa paroisse originelle, s'agirait-il d'un seigneur d'Autry ?"

Le seigneur d'Autry Baudoin 1er qui avait fait la croisade en Terre sainte en avait rapporté de la terre pour l'unir à celle du cimetière d'Autry qui était dédié à saint Lambert. Un indice supplémentaire pour accréditer la thèse développée ci-dessus !

(Chevauchées en Pays d'Argonne - Alcide Leriche 1975).

A Autry l'évocation de saint Lambert est omniprésente : chapelle, ermitage, fontaine, chemin, vignes, parcellaires sont tous placés sous le vocable du grand prélat de Liège.

Nota :

Emmanuel Grossin (*) précise que le seigneur Baudoin n'a pas participé à la croisade. Il émet l'hypothèse que le chevalier représenté sur une face de la cuve pourrait être le père de Baudoin, Engobrand, qui accompagna un prieur de Senuc à la 3ème croisade (1189 - 1192). Ce seigneur d'Autry serait mort en Terre Sainte vers 1190.

Baudoin, son fils, fondateur de l'abbaye des Rosiers à Séchault, est mort en 1246 comme l'atteste sa dalle funéraire conservée sur place.

(*) Membre du comité de rédaction de la revue Le Curieux Vouzinois, Mr Grossin en est l'actuel secrétaire.

 

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©jean-luc Collignon



06/04/2021
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