L'insolite de l'art chrétien : églises de Champagne-Ardenne

L'insolite de l'art chrétien : églises de Champagne-Ardenne

LE FRETY son église Saint-Gorgon

Le Fréty église Saint-Gorgon


Au XIXe siècle, les églises de France ont bénéficié de la présence de "curés bâtisseurs", qui se sont impliqués personnellement dans la reconstruction, l'agrandissement ou la restauration des édifices. Ils étaient souvent confortés par leurs archevêques, qui s'employaient à fédérer les énergies ; certains semblaient même atteints de "la maladie de la pierre", tant le nombre d'églises nouvelles fleurissait dans leur diocèse.(1)


Dans le secteur de Rumigny (Ardennes), le plus zélé des curés fut l'abbé Didier de Saint-Jean-aux-Bois; il participa de manière significative à l'élan de reconstruction dans sa région.


Au Fréty, l'initiative du lancement des travaux est prise dès 1873 par le curé Caillet; il ne peut toutefois la conduire à terme par suite d'une promotion qui l'appelle prématurément ailleurs. Son successeur, l'abbé Victor Blaise, s'implique avec davantage de détermination pour relever l'église de ses ruines. Il s'assure d'abord du soutien de sa hiérarchie.

L'archevêque de Reims accorde son aval, le pape Pie IX, puis Léon XIII, manifestent, tous deux, leurs encouragements empressés au pilote du projet.


Pour récolter des dons, Victor Blaise parcourt une partie du Nord de la France, de la Belgique, de la Bavière et de la Hollande. Le culte de saint Gorgon n'est pas au centre de sa démarche, il préfère choisir le Sacré-Cœur de Jésus, une dévotion nouvelle qui se répand depuis que le pape Pie IX l'a étendue à toute l'Eglise en 1856.


L'infatigable curé fait éditer par l'imprimeur L. Déchrist un ouvrage qu'il titre : Lettre de M. V. Blaise, curé du Fréty s'adressant à la charité publique pour relever l'église de ses ruines et commençant par ses mots : Le Fréty par Rumigny (Ardennes) Janvier 1880. Au nom du Sacré-Cœur...

Le livre est vendu ou offert aux généreux donateurs qui se comptent par milliers.


Deux ans auparavant (le 7 août 1878) Mgr Langénieux, archevêque de Reims, était venu reconnaitre sur place l'authentique de la nouvelle relique de saint Gorgon, rapportée de Rome par l'abbé S. Many (voir l'article consacré au saint dans ce blog). Une autre manière d'attirer les pèlerins et de collecter des fonds pour le projet ambitieux de reconstruction.

Saint GORGON (Le Fréty 08 et Pouillon 51)
L'affaire est rondement menée, puisque la bénédiction du nouveau sanctuaire a lieu le soir du lundi 23 juin 1884. Toute la population est présente, la rue principale devient pour la circonstance une avenue magnifiquement décorée où défile, depuis le Calvaire, une foule enthousiaste qui se dirige vers la place du village. Les invités font leur entrée dans l'église au son des cloches actionnées à toute volée, elles sortent tout juste des célèbres fonderies de Colmar tenues par MM. Causart.


L'édifice est bâti selon les plans de l'architecte Daumal qui suit les préconisations du moment.


Nef et bas-côtés sont précédés d'un clocher-porche. Quand les moyens financiers le permettent, un transept saillant est ajouté entre nef et abside. C'est le parti qui est retenu au Fréty.

A l'époque, la mode s'affiche dans le style néo-gothique pour les édifices ruraux importants, et dans le néo-roman pour les églises plus modestes.
L'église paroissiale idéale «est en croix latine à trois nefs, avec une flèche très haute, quatre chapelles dont la chapelle des Fonts à droite et la chapelle des Trépassés à gauche de l'entrée et suffisamment d'autels secondaires pour satisfaire tout en les contrôlant les dévotions particulières» (1) page 115.
 
L'église du Fréty possède tous les caractères du style "ogival", terme jadis utilisé pour désigner le gothique de la fin du XIIIe siècle.
Les moellons en moyen et petit appareil sont disposés avec une grande régularité, ce qui confère à l'édifice, doté par ailleurs de proportions harmonieuses, une élégance incontestée.


Extérieur


La façade occidentale offre aussi beaucoup d'harmonie dans sa composition.

Elle a fait l'objet d'une campagne de restauration de 2017 à 2018 tant au niveau de la maçonnerie qu'au niveau des vitraux.
Le portail est surmonté d'un arc brisé. Deux tores, s'appuyant sur des colonnettes aux chapiteaux sculptés, délimitent le contour de l'arc à la manière de voussures. Au centre le tympan s'anime d'un décor peint, il est ouvert par une baie trilobée habillée de vitraux. Une frise sculptée épouse la courbe de l'arcature et vient se perdre, à la base, dans les piles des contreforts.
Malheureusement disparue, il existait au-dessus du portail une balustrade en pierre ajourée d'où s'exprimait le prédicateur à la foule, lors des neuvaines. Cette disposition n'est pas sans rappeler les chaires à prêcher extérieures, dont il ne subsiste que de rares exemples en France. Pour mémoire citons celles de :
- Notre-Dame de Saint-Lô
- Notre-Dame de Vitré
- Notre-Dame de Saint-Dié (cloître de la cathédrale)
- Saint-Aubin de Guérande
- Notre-Dame de La Forêt-Fouesnant (enclos paroissial)
- cimetière de Plougasnou
- calvaire de Prouilly (Côte-d'Or)
- archevêché de Tours
- cathédrale de Saint-Pol-de-Léon qui mérite une attention particulière, lire ci-après.
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 Vue ancienne (carte postale du site Delcampe) avec la balustrade, la statue de saint Gorgon et au-dessus la totalité des pinacles du dernier étage de la tour.
 
Au même niveau, la statue en pierre de saint Gorgon n'est plus, elle a été victime des intempéries. Très endommagée par sa chute, elle a éclaté en morceaux.
Disposée sur une console au milieu de la balustrade, la statue donnait de loin, l'illusion d'être saint Gorgon lui-même prêchant à la foule empruntant la voix du prédicateur.
De part et d'autre du portail occidental, le mur de la façade est percé de fenêtres disposées dans l'axe des bas-côtés. Les deux ouvertures, toute en hauteur, sont coiffées d'un arc brisé ; leur remplage affiche une belle rose trilobée qui repose sur un meneau à pendentifs. Ici également, un tore délimite le pourtour des fenêtres, il est interrompu par deux chapiteaux sculptés de chaque côté des montants.
Au-dessus s'élance la tour carrée du clocher, scandée par trois niveaux en retrait.
 - La base, aujourd'hui orpheline de sa balustrade et de sa statue, s'ouvre à l'ouest, par une baie en arc brisé. Le remplage s'est enrichi d'une rose à six compartiments délimités par de mini colonnettes disposées en rayons concentriques. En leur centre, une rose plus petite filtre la lumière de ses six lobes. Des meneaux trilobés supportent la composition.
Les voussures sont décorées de motifs végétaux appliqués dans une gorge. De part et d'autre, les pilastres des contreforts se terminent par des chapeaux sommitaux triangulaires, dont la face externe porte un motif trilobé en intaille. Au bas de la fenêtre, le linteau du portail est gravé d'une dédicace en lettres gothiques.
- Le second niveau de la tour est délimité par un double bandeau horizontal faisant office de larmier. L'élément supérieur est disposé en retrait. A ce niveau, la paroi des murs est nue, à l'exception de la face occidentale, percée d'un oculus ourlé d'une gorge. Une corniche habille la partie supérieure; elle est décorée par une suite de modillons en forme d'olives fendues.
- Au sommet, le troisième élément  porte la flèche pyramidale du clocher. Sa composition architecturale évoque celle des clochers bretons de type Kreisker. Elle n'en a pas la richesse, ni la majesté à l'image des tours de la cathédrale Saint-Pol-de-Léon ou de celle de la fameuse chapelle du Kreisker, mais elle présente, plus modestement, une balustrade percée d'arcatures trilobées d'un gracieux effet.
  
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Les faces des murs sont percées de baies géminées gothiques qui abritent les abat-sons. Le tympan qui les domine est percé d'oculi, celui exposé au soleil couchant reçoit le cadran de l'horloge. Une arcature moulurée coiffe l'ensemble.
Au-dessus, quatre pignons sont cantonnés de clochetons dont les pinacles ont partiellement perdu leurs fleurons ou leurs crochets.
La flèche, qui s'élevait jadis à près de 45 m. au-dessus du sol, portait, au temps de sa construction, une croix sur laquelle l'image dorée du Sacré-Cœur, entourée de la couronne d'épines, attirait tous les regards, loin à la ronde.
Emportée par une violente tempête, la flèche, privée de son emblème, a été remontée dans des proportions moindres.
Le bâtisseur des parties hautes de la nef, du transept et du chœur n'a pas retenu l'option des fenêtres terminées par un arc en tiers-point mais lui a préféré une suite de roses à six lobes plus élégante. Ce type d'ouvertures circulaires, fort prisé pour les grands édifices gothiques, se rencontre plus rarement dans les églises rurales. Celle de Boult-sur-Suippe (Marne) figure parmi les exemples d'exception puisque les murs du chœur et des croisillons du transept s'ornent de belles roses, là, à huit lobes avec une origine du XIIIe siècle.
 


L'intérieur


L'architecture intérieure étonne par la hardiesse de l'élévation des voûtes. Elles sont soutenues, comme dans une cathédrale, par des colonnes engagées disposées en faisceaux sur plusieurs niveaux. La diversité des chapiteaux, tantôt décorés de corbeilles à registre végétal, tantôt dépourvus de tailloirs, alors remplacés par une couronne parsemée de motifs géométriques, suscite l'intérêt.
En haut du chœur, le maitre-autel, désaffecté depuis Vatican II, arbore un dais magnifiquement ouvragé, il abrite la statue du Sacré-Cœur. De chaque côté, des anges déroulent un phylactère exaltant l'amour du prochain. Le devant d'autel représente la scène de la Déploration du Christ.
Le ciseau du sculpteur Peltier de Charleville s'est exercé ici avec talent et habileté.


La même élégance émane des autels secondaires.

Celui consacré à Marie porte en triomphe une Vierge à l'Enfant dédiée à Notre-Dame de Consolation. A ses côtés, trônent les statues des saintes Sophie et Philomène. Une autre Vierge, assise, présente à l'assistance l'Enfant Jésus debout. La statue, classique dans la région, peinte tout de noir, représente Notre-Dame de Liesse.

L'autre autel secondaire met saint Gorgon à l'honneur. Sa statue domine le tabernacle; se tiennent à ses côtés : saint Joseph portant l'Enfant et le lys de pureté qui caractérise sa conduite, saint Eloi, en tenue d'évêque, l'attribut habituel à ses pieds. Le devant d'autel figure le supplice de saint Gorgon, dont on retrouve les instruments de son martyre, gravés au gradin d'autel.


A proximité, un tableau sculpté dont la présence est moins fréquente dans un édifice religieux, se substitue à un monument aux morts qu'il précède peut-être. Là, un soldat blessé au champ d'honneur expie au pied du Christ en croix. La Vertu théologale de l'Espérance lui remet la couronne de martyr qu'il a mérité pour gagner le Royaume des Cieux. Elle est soutenue par l'ancre, son attribut, qui protège l'âme dans le combat du salut.


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 Une statue de la Vierge à l'Enfant représente Notre-Dame des Victoires. Son évocation vient prolonger le thème du soldat mort pour la Patrie. Elle a été décrite par l'abbé Jean Sery de la manière suivante : «Avec la Vierge de Le Fréty, nous pouvons apprécier l'évolution de l'art vers la fin du XIXe siècle et le commencement du XXe. L'artiste se libère des formes utilisées dans la première moitié du XIXe et du néo-gothique si en vogue à la fin du siècle. C'est une recherche pour sortir de la plastique Saint-Sulpicienne à laquelle il se livre. Nous allons vers l'art du début du XXe qui va, en tâtonnant, à la découverte d'un mode d'expression propre et original qu'il aura bien du mal à trouver. Ici, l'auteur en a pris à son aise avec les formes habituelles de Notre-Dame-des-Victoires. Il ne se départ pas totalement de l'académisme et du néo-gothique qui se devinent encore à bien des traits, mais il se veut déjà résolument moderne par plus de sobriété dans la composition, les gestes et le drapé plus proches de la réalité. L'Enfant porte déjà un vêtement qui ressemble étonnamment au tablier à la mode chez les enfants vers 1920-1930.» (2) pages : 165 -166
 
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Autre mobilier


- un Crucifix en face de :
- la chaire à prêcher en bois de style néo-gothique, portant sur les panneaux de la cuve la représentation sculptée des quatre Evangélistes accompagnés de leur attribut respectif. L'abat-voix porte la colombe de l'Esprit-Saint. L'escalier est à enroulement sénestre
- le confessionnal, dans le même style, est décoré de l'image sculptée du Bon Pasteur rassemblant ses brebis
- le reliquaire monumental, même style, qui contenait jadis la châsse et les reliques de saint Gorgon occupe le bras du transept sud
- le reliquaire de Sainte-Thérèse de l'Enfant Jésus est placé devant l'autel qui lui est consacré. Le devant d'autel renferme une statue grandeur nature de la sainte sur son lit mortuaire. Au-dessus une statue en pied la représente dans une attitude classique, reproduite sur de nombreux objets de piété.
- une poutre de gloire en bois ouvragé porte le Christ en croix seul. Les extrémités du portant et de la traverse sont sculptées, elles s'ornent d'un quadrilobe où figure l'animal-attribut de chacun des Evangélistes. La croix est nimbée en son centre.
- les fonts baptismaux avec une cuve cylindrique en pierre calcaire jaune sont disposés dans le bas-côté sud. La cuve repose sur un pied en pierre, orné de motifs sculptés en relief. Ce pied parait être d'une autre époque. Un cordon à huit segments délimite le pied et la cuve, rappelant ainsi la symbolique baptismale. La base hémisphérique de la cuve est surmontée d'une gorge qui la couronne sur sa plus grande circonférence. Un motif géométrique en remplit le centre à l'image de ceux qui décorent les couronnes des chapiteaux. Le couvercle en bois est de forme pyramidale, il a perdu son élément sommital.
- une piscine néo-gothique avec un tympan exaltant les bienfaits du Cœur Sacré de Jésus d'un côté, et celui de la Vierge, de l'autre
- la muraille du bas-côté sud conserve le dessin à la mine de plomb d'une ébauche d'élément d'architecture (rampant avec son pinacle?)
- la pierre tombale de l'abbé Victor Blaise. Né à Monthermé en 1846, ordonné prêtre en 1871, il débute son sacerdoce à Bourcq. Plus de 600 personnes assistent à ses obsèques. D'abord inhumé derrière l'église, le corps du curé est transféré au pied de l'autel selon la volonté des habitants du village.
- de nombreuses plaques gravées en mémoire des généreux (ses) donateurs (trices) et celle d'une commémoration pour le centenaire de l'église.
- une bannière au Cœur Sacré de Jésus
- des vestiges d'un cadran solaire en pierre de Meuse 
- des croix de consécration apposées sur les piliers lors de la bénédiction inaugurale par Mgr l'Archevêque
- un chemin de croix sculpté avec encadrement peint à la dorure
 
Les vitraux


L'église est riche d'une belle série de verrières réalisées par l'atelier Vermonet de Reims qui a beaucoup œuvré en terres ardennaises dans un style reconnaissable propre à l'auteur.
Dans le chœur, chaque baie comporte un thème iconographique sous lequel est mentionnée l'identité du (des) donateur(s).
- la Nativité avec l'Adoration des bergers (à gauche)
- le repas de la Cène avec Jésus au milieu des apôtres
- la Crucifixion
- l'institution de la fête du Sacré-Cœur de Jésus (avec la présence de Marguerite-Marie Alacoque et de Jean Eudes)
Les autres fenêtres basses présentent chacune deux thèmes superposés ou sont nues de toute iconographie (remplacée par des grisailles ou des motifs géométriques)
- la Sainte Famille et l'Ascension du Christ
- la translation des reliques de saint Gorgon (qui est descendu spécialement des Cieux sur terre pour y participer avec Dorothée) et leur condamnation devant Dioclétien
- Notre-Dame de Lorette et Notre-Dame de Liesse
- Notre-Dame du Rosaire au mont Carmel, l'Immaculée Conception

Les oculi sont habillés de verrières porteuses de symboles iconographiques, avec dans le désordre :
- le pélican nourrissant ses petits, symbole du sacrifice du Christ  qui a versé son sang pour racheter l'Humanité
- les armoiries papales (tiare et clés de saint Pierre)
- le Cœur enflammé de Jésus ceint de la couronne d'épines rappelant son martyre
- la Colombe de l'Esprit Saint au centre d'une croix pattée
- les armoiries archiépiscopales avec crosse et croix à double traverse
- le calice surmonté d'une hostie signifiant l'Eucharistie
- le chrisme (XP avec l' Α et l'Ω) entouré des quatre symboles évangéliques (il n'en reste qu'un depuis les dégâts de la tempête!) à la rose occidentale
- la gerbe de blé, symbole du pain eucharistique
- l'arbre de vie
- l'arche de Noé conduite par la colombe
- le palmier, espoir de vie future
- l'arbre de la connaissance
- le cep de vigne (sang du Christ)
- la Foi, l'Espérance et la Charité, les trois vertus théologales
- la Sainte Face entourée des instruments de la Passion
 
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A noter qu'une seconde tranche de travaux initialisée en 2021 interviendra en 2022, elle concernera la restauration du transept sud.


 
(1) Ces églises du Dix-Neuvième Siècle par C. Bouchon, C. Brissac, N.-J. Chaline, J.-M. Leniaud - Editions Encrage/Picardie - avril 1993
(2) L'évolution de la statuaire mariale du moyen-âge à nos jours. L'exemple des Ardennes. Jean Sery, curé de Neuville-les-This. - 1977
 
 Nota : S'adresser en mairie pour les visites ou à l'association de sauvegarde du patrimoine
 
                                                                                                                                                              JLC
 
 
 
 
 
 
 

 



08/11/2024
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