Judith dans les églises du diocèse rémois
Judith et Holopherne
Vous l'aurez constaté comme moi les figures féminines de l'Ancien Testament pêchent par leur absence dans le panorama iconographique des églises du diocèse de Reims.
Rares sont les représentations de Suzanne, Esther, Rebecca, Ruth et de tant d'autres héroïnes qui illuminent les pages de la Bible.
Aujourd'hui je propose un zoom sur le cas de Judith qui confirme ce constat.
Pion de tric-trac entre 1140 et 1160. - Musée du Louvre. salle 502. Aile Richelieu
photo : Jean Gilles Berizzi - copie du web
Le Livre historique
Le récit biblique de Judith est de la pure fiction. Il raconte une belle histoire qui s'achève par un crime.
L'original sémitique du texte est perdu. Il en existe pour cette raison plusieurs versions. Celle de saint Jérôme, la grecque des Septante, ou encore l'ancienne version latine dérivée des anciens manuscrits grecs.
Cette dernière est la plus généralement choisie dans les bibles contemporaines. C'est elle qui servira ci-après de référence pour les citations.
L'histoire (le Livre de Judith est classé dans les Livres historiques) est une fiction parce qu'elle comporte paradoxalement quantité d'incohérences historiques : Nabucodonosor est déclaré roi d'Assyrie alors qu'il était roi de Babylone, Arpaxad est roi des Mèdes totalement inconnu dans l'histoire de ce peuple, la ville juive de Bétulie (ou Béthulie) n'a aucune réalité géographique en Palestine etc... D'autres exemples pourraient être choisis.
Le récit se veut être œuvre de prosélytisme en vantant l'efficacité du pouvoir divin justifié par la condamnation de l'orgueil humain et le soutien porté aux faibles.
Résumé du récit
Sa lecture intégrale comporte 16 chapitres qu'il est vivement conseillé de (re)lire.
Judith (qui signifie la juive) choisit, pour sauver son peuple, une démarche courageuse et héroïque.
Cette très belle femme, veuve, s'engage à libérer sa ville, Bétulie, du joug de l'armée syrienne qui assiège les habitants aux portes de la cité. Le roi d' Assyrie, Nabodoconosor a, en effet, ordonné à son général Holopherne d'organiser une expédition punitive contre la population israélite rebelle.
Dans le camp des juifs assiégés, les anciens posent un ultimatum à Dieu : «attendons encore cinq jours, -dit le vieil Ozias- s'il n'est pas venu à notre secours, je ferai ce que vous demandez» (7;31) : c'est-à-dire nous rendre à l'ennemi.
Judith répond au vieux sage qu'on ne peut pas traiter Dieu ainsi, elle demande à son peuple d'avoir confiance en elle car «Dieu viendra au secours d'Israël en se servant de moi» (8;33) elle a un plan qu'elle ne révélera qu'une fois sa mission accomplie.
Avec sa servante, Judith se rend dans le camp ennemi et demande à rencontrer le chef, le général Holopherne, qui est vite séduit par la beauté de la visiteuse. Après avoir flatté son interlocuteur, elle est invitée à rejoindre la tente du général pour participer à un banquet privé. «Holopherne, enchanté de sa présence, but énormément de vin, plus qu'il ne l'avait jamais fait en un seul jour depuis sa naissance» (12 ; 20). Holopherne écroulé sur son lit, complétement ivre, s'endort. C'est l'instant que choisit Judith pour décapiter le tyran.
Elle se sauve, emporte la tête tranchée du général qu'elle remet à sa servante, celle-ci la dépose dans le sac aux provisions qu'elles avaient emporté en venant. Le retour des deux femmes dans leur ville est acclamé par les habitants libérés de l'envahisseur, car le crime a déclenché l'épouvante parmi les troupes assyriennes, leur fuite, puis leur déroute où elles sont «taillées en pièces». (15 ; 5) car «tous les Israélites en état de porter les armes se lancèrent à la poursuite des Assyriens».
Derrière l'acte courageux accompli par la main de Judith, se devine la présence divine soucieuse d'accorder sa bonté au peuple d'Israël.
Depuis le Moyen-Âge, mais surtout dès la Renaissance et pendant la période baroque, l'art, notamment la peinture, s'est emparé du sujet, produisant une quantité d'œuvres.
Mais à ma connaissance (je compte sur les lecteurs pour me démentir), il n'y a pas de représentation de la scène de décapitation, sujet trop sanglant, pour épargner la vue des paroissiens du diocèse de Reims.
Seule, Judith a bénéficié d'une bienveillante attention, mais sous une approche particulière.
Le personnage a séduit par sa vertu et aussi par sa candeur virginale, puisque Judith a résisté aux avances d'Holopherne lors de leur tête à tête au cours du banquet.
Sous un autre aspect, en tranchant le cou de son ennemi, Judith apparaît précurseur de Marie dans le Nouveau Testament. C'est un exemple de typologie biblique. En effet la Vierge, elle aussi, terrasse l'ennemi en écrasant le serpent, esprit du mal, image de Satan. On reconnait dans la femme de l'Apocalypse, par allégorie, l'Église victorieuse de l'hérésie. C'est aussi, avec les mêmes raisons, le cas pour Judith.
Cette image de Judith identifiée à Marie se rencontre dans deux exemples ardennais
Église Sainte-Catherine de Les Grandes-Armoises
Une statuette (80 cm de haut) représente Judith debout, tenant de la dextre le sabre (le cimeterre) d'Holopherne ayant servi à la décapitation. A ses pieds gît la tête tranchée. Elle tient la Bible dans sa main gauche.
La statuette est remisée en hauteur, à droite, sur la corniche du maître-autel. A sa gauche une statuette de sainte Barbe fait pendant. Les deux objets dorés ont bénéficié d'une restauration de leur peinture au début des années 2000.
Le site de l'inventaire-chalons.grandest.fr indique :
“Selon Mr Massiet de Biest, la statuette fut achetée chez un antiquaire parisien avant 1914 et donnée par la comtesse Emmena de Pallavicini qui habitait alors le château. Elle a été mise à l'abri en Vendée au début de la Seconde guerre mondiale”
Je n'ai trouvé aucune mention d'un culte particulier rendu à Judith ni de quelconques processions organisées à Les Grandes-Armoises en son honneur.
Ici la présence de Judith est donc simplement proposée à la contemplation, voire à l'adoration par la prière.
A noter que la statuette de sainte Barbe est mentionnée dans l'église en 1844 dans un descriptif mobilier où figurent six tableaux peints. (Voyez : Revue de Champagne et de Brie 1883/01 (AB, T15) - 1883/06 en ligne sur bnf gallica).
A souligner encore que le personnage biblique ne doit pas être confondu avec sainte Judith, la patronne de la Prusse (↑1260), Judith de Kulmsee, fondatrice d'un hôpital et d'un monastère aujourd'hui situés en Pologne à Chelmza.
La basilique Notre-Dame de Bon Secours de Neuvizy
La basilique possède, entre autres, une série de dix verrières dédiées aux personnages féminins de l'Ancien Testament.
Les vitraux ont été exécutés par le peintre-verrier rémois Pierre-Adhémar Marquant-Vogel en 1877.
La baie n°3, au bas de la nef, est consacrée à Judith.
L'inscription indique : donné par le capitaine Doyen et sa sœur
Le bel édifice de Neuvizy, copie en petit de Notre-Dame de Paris, a été élevé, suite aux apparitions de la Vierge aux huit enfants du village qui se rendaient au catéchisme dans la commune voisine de Villers-le-Tourneur.
Initialisé par le curé chanoine Nicolas Valentin vers 1865, le projet de bâtir une église fut confié à l'architecte sedanais Jean-Baptiste Couty.
L'église n'a pu être achevée qu'en 1876, elle ne fut aussi consacrée qu'en 1936 par l'archevêque de Reims, Mgr Emmanuel Suhard. Elle a été érigée basilique par le pape Jean-Paul II en 2002.
Aux côtés d'Esther, Ruth, Abigail, Maria, Débora, Lia, Rachel, Sara, Rebecca, Judith préfigure l'image de la Vierge Marie dans son combat contre le dragon, une belle revanche de la femme sur le serpent.
Petit rappel avec ce passage de la Genèse (3 ; 15) : «je mettrai l'hostilité entre la femme et toi, entre sa descendance et la tienne. La sienne t'écrasera la tête, tandis que tu la mordras au talon»
Le serpent c'est Holopherne qui assiège Bétulie, la privant d'approvisionnement en eau.
On l'a vu, le désespoir gagne les habitants, le peuple perd confiance. Alors surgit la courageuse Judith, forte de sa foi, mais aussi fragile et faible de par son statut de femme. Elle invoque l'intervention divine pour s' épargner une faiblesse dans l'accomplissement de son geste, et ainsi sauve son peuple.
Pour l'Église, répétons le, Judith comme Marie, délivre le croyant des turpitudes du mal avec l'assistance divine.
Si la figure de la Vierge est tant présente dans toutes les églises du diocèse pour son rôle salvateur, il est surprenant que celle de Judith soit si mal représentée pour la même cause.
Hormis quelques tableaux peints, les scènes de l'Ancien Testament n'abondent guère dans les modestes églises à fortiori celles de Judith et Holopherne.
Le site de l'inventaire du patrimoine en Champagne-Ardenne fait état de deux autres exemples, ce sont :
- un vitrail de la cathédrale de Troyes au triforium du chœur, daté de 1858.
- une sculpture au 3ème niveau supérieur du retable de la chapelle Saint-Jacques en l'église Saint-Pantaléon de Troyes (bas-côté nord) datation : 1538
Judith quitte la tente d'Holopherne et dépose la tête tranchée dans le sac aux provisions que lui tend la servante.
- un beau vitrail se voit aussi à Notre-Dame en Vaux à Châlons-en-Champagne
Le récit biblique a pourtant connu des heures de gloire ailleurs.
La Sainte-Chapelle
La plus imposante représentation des scènes du récit biblique réunit 40 panneaux vitrés dans une baie de la Sainte-Chapelle à Paris. Ils datent du XIIIe siècle (entre 1246 et 1248).
Leur lecture chronologique s'effectue de gauche à droite et de bas en haut. Certaines légendes se lisent en français, une innovation, car le latin était partout de mise à l'époque.
Le cycle comporte des scènes absentes du récit biblique.
Via internet, Denis Krieger a réuni les photos des 40 panneaux sur son blog.
(Voir : denis.krieger@mesvitrauxfavoris.fr )
Photo extraite du blog de Denis Krieger
Judith montre la tête coupée d'Holopherne réf : 114
Plan de la Sainte-Chapelle : la baie consacrée à Judith est en D
Extrait de la publication : L'énigmatique baie de la Sainte-Chapelle ou la baie des Rois par
Sophie Lagabrielle
dans La Revue des Musées de France . Revue du Louvre n°3 - 2015
Le cycle de Judith aux verrières de la cathédrale des saints Crépin et Crépinien de Soissons (16 scènes seulement) date de la même période (vers 1240). Ce sont les mêmes ateliers qui ont travaillé à la Sainte-Chapelle. Lire l'article de Jean Ancien : les vicissitudes des vitraux du style «Sainte-Chapelle» de la cathédrale de Soissons (Aisne) dans Revue archéologique de Picardie n°2, 1982 pp.15 - 21 (en ligne sur le site www.persee.fr).
Le thème de la décapitation d'Holopherne apparaît sur de nombreux vitraux tant en France qu'à l'étranger. Citons : Chartres, Vic-le-Comte, Fontainebleau, Poitiers, Dinant, Bruxelles, Milan etc...
Il sert également de motif décoratif sur les tapisseries. La tapisserie du trésor de la cathédrale de Sens a été décrite par E. J. Soil dans un article : "La tapisserie de Judith et Holopherne à la cathédrale de Sens" Bulletin Monumental tome 64 année 1899 pp. 315 - 332 (voir le site de Persée)
Orfroi : Judith ayant tranché la tête d'Holopherne
site : pop.culture.gouv.fr
Bien vite le monde de la peinture s'empare à son tour du sujet. Mais l'idée du combat de l'humilité sur l'orgueil s'oublie pour faire place désormais à l'héroïsme féminin empreint de triomphalisme.
Tous les grands artistes peintres consacrent une ou plusieurs œuvres à Judith comme : Michel-Ange, Giorgione, Le Titien, Rembrandt, Véronèse, Simon Vouet etc...
L'autrichien Gustav Klimt couche sur sa toile un personnage sexuel très féminin, presque fétichisé dans lequel Judith apparaît comme une femme fatale dangereusement séductrice.
Gustav Klimt (1862 - 1918) Huile sur toile -1901
Le Caravage va plus loin. Sa représentation de Judith en fait une héroïne meurtrière, pas le moindrement étonnée par son geste, prenant une pose sexiste où sa poitrine se gonfle d'excitation sous un corsage transparent, tandis que l'hémoglobine gicle à gros jets. A ses côtés une affreuse servante fripée s'apprête à recevoir la tête du tyran.
Le Caravage (1571 - 1610)
Tableau de 1598 conservé dans la Galerie nationale d'art ancien de Rome.
Nous sommes ici bien loin du regard porté sur la femme par le moine cistercien du XIIe siècle.
«Vivre avec une femme sans danger, dit saint Bernard, est plus difficile que de ressusciter un mort»
La femme fait peur, elle ne doit surtout pas apparaître à la porte du monastère car "si une femme entre dans l'église, la célébration du culte est suspendue, l'abbé déposé, les frères condamnés à jeûner au pain et à l'eau" cité par Émile Mâle dans "L'Art religieux du XIIe siècle en France" page 373.
janvier 2021
JLC
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