DRICOURT: un curieux décor pour des chapiteaux
Un sobriquet pour gentilé
Les habitants de Dricourt ont été longtemps affublés du surnom de "Courias″ désignant, en patois local, le courlis, cet oiseau qui cherche sa nourriture en fouillant la vase.
Force est de constater qu'il n'y a pas pléthore de rives envasées en terre champenoise.
Aussi faut-il rechercher ailleurs l'origine du sobriquet. Elle pourrait bien se situer dans l'appendice buccal du limicole.
Le courlis a le bec long à l'image des habitudes "dricourtoises″ de cupidité, ce qui aurait ainsi contribué à asseoir une renommée peu flatteuse aux villageois d'autrefois.
Leur désir immodéré de possessions de toute nature ne viendrait-il pas de leur cohabitation avec leurs voisins de Pauvres taxés, eux, d'indigence selon un vieil adage local ? (voir PAUVRES : une église qui éloigne les coups de foudre.)
Dricourt est signalé hameau de Pauvres en 1839. Un document prétend que Leffincourt était rattaché à Dricourt en 1755 (1). Un autre mentionne l'inverse : avant 1871 Dricourt était rattaché à Leffincourt.
Les écrits les plus anciens citent le nom du village sous différentes orthographes : Dericourt, Dreicourt, Tiecourt, Trehicourt, Treicourt...
En 1829, un médecin érudit, Th. Harlin, estime que l'étymologie de Dricourt est à rechercher dans la situation du village derrière le mont où est l'église. "Derrière se dit Dri ; par derrière, padri″ et "court" signifie domaine.
Le village est assurément ancien.
Le livre des vassaux du comté de Champagne et de Brie mentionne que l'anniversaire de Hugues, vassal d'Henri 1er, "se célébrait déjà en 1188 dans l'église de Dricourt". Quel était ce Hugues? Hugues 1er fut comte de Rethel de 1081 à 1118. Henri 1er, dit le Libéral, dirige le comté de Champagne de 1152 à 1181. Le premier est mort depuis longtemps pour être le vassal du second. La question est plutôt : quel est ce Dricourt? Était-ce celui qui appartenait aux comtes de Rethel dont l'histoire suscite des interrogations mais révèle aussi des certitudes? Il est établi qu'au Moyen-Age le territoire de Dricourt était partagé entre les descendants de Hugues 1er et l'abbaye Saint-Remi de Reims.
En 1274 par exemple, Marie, sœur du comte Hugues IV (Hues, Huon) rappelle ses droits : ses parents, Manassès et Isabelle, lui ont promis une dot pour son mariage avec le seigneur Wauthier d'Enghien. (Wauthier = Gaultier, Gauthier, Gautier, Gaucher) (Enghien = Ainguyen, Anguien, Aingien ..., dans l'actuelle province belge du Hainaut). Son frère Hugues lui assigne donc 450 "livrées" de terres réparties sur plusieurs terroirs du comté dont celui de Tiecourt (= Dricourt). Le comte y possède également moulin et vivier qui se situent entre "Treicourt et Mont-Saint-Remy".
Cinquante ans plus tard, Jean, le seigneur de Coucy, déclare dans un aveu établi à l'intention de la comtesse Jeanne de Rethel, qu'il perçoit tailles et rentes pour des "terrages" que Jehans de "Villeir devant Mouson" tient de lui à Trehicourt.
Les possessions de l'abbaye rémoise (des fermes désignées "granges" - comme la Grange Richard) ont dû être plus tardives. Dricourt n'est pas mentionné dans le polyptyque et les listes de cens de l'abbaye dressés du IXe au XIe siècles. Mais un document d'archives (3) précise que l'archevêque de Reims, Guillaume-aux-Blanches-Mains, établit une charte en 1188 pour donner à l'abbaye Saint-Remi les revenus et les dimes de l'autel de Dricourt (altare,- l'autel -, se confond à l'époque avec l'église).
L'église de Dricourt est toujours placée sous le vocable du grand apôtre rémois.
En cette fin du XIIe siècle, l'abbaye est dirigée par le père abbé Simon qui se montre un habile négociateur toujours prêt à enrichir le patrimoine foncier de sa communauté ; ainsi les revenus en provenance de Dricourt contribuèrent, avec d'autres, à financer l'achèvement de la basilique de Reims.
L'emprise rémoise infléchira longtemps le destin du village champenois puisqu'au XVIIIe siècle, c'est un chanoine de la cathédrale qui porte le titre de seigneur de Dricourt, mais il ne résidera pas au village, préférant la proximité de l'enceinte archiépiscopale pour assurer ses obligations.
Le XVIIIe siècle est encore pourvoyeur de célébrité au village de Dricourt. C'est ici que naquit le 15 février 1755 le baron Jean Nicolas Corvisart des Marets. Il deviendra le médecin attitré de Napoléon 1er et de l'impératrice Joséphine (4).
L'église Saint-Remi
Du haut de son monticule, l'église, à l'écart du village, domine la plaine et veille sur le repos des soldats russes inhumés au pied de son chevet. Ils sont tombés au combat lors de la Première Guerre Mondiale.
En observant l'édifice, une évidence criante s'impose au regard : la nef a été ajoutée postérieurement à la construction de l'ancienne église datée du XIIIe siècle (5).
L'église sur son tertre au lieudit "Le haut de l'Eglise" : photo G. Garitan issue du site Wikipédia
Architecture
Le chœur avec son chevet plat constitue la partie la plus ancienne de l'édifice. Les fenêtres sont en plein cintre et témoignent d'une influence romane finissante. A l'intérieur leur base est fortement ébrasée. C'est encore à l'intérieur que se manifestent les vestiges de l'église originelle avec des colonnes qui ont perdu leur fonctionnalité de support, n'offrant plus au spectateur que la vue de leur chapiteau surmonté d'un épais tailloir. C'est au XVIIIe siècle que ogives et voûtes ont été démontées pour y substituer le plafond lambrissé visible aujourd'hui.
La nef date également de ce XVIIIe siècle au cours duquel eurent lieu des travaux importants. Le curé Périn de cette époque note que «le sanctuaire de l'église de Dricourt, la sacristie et la voye jusqu'à la nef ont été réparés aux dépens des décimateurs en 1786» (6).
Le chevet plat, et la sacristie accolée au sud. Côté est : le columbarium et le jardin du souvenir en partie financés par l'Etat en 2011.
Photo extraite du blog de François Munier (voir références à la rubrique : Liens )
Le siècle précédent avait déjà été générateur de travaux conséquents afin de fortifier l'édifice comme en témoignent meurtrières et porte surbaissée toujours en place.
A l'image de sa voisine de Pauvres, l'église de Dricourt est bâtie en moellons de craie, un matériau bon marché en raison de la proximité des lieux d'extraction. Seuls le soubassement et les contreforts sont en pierre pour assurer une solidité à l'assise et la préserver de l'humidité. La façade de la nef est en pierre de taille type : Dom-le-Mesnil. Les restaurations ont été réalisées en briques, matériau isolant peu coûteux.
Le modeste clocher campé au faîtage de la travée de la nef est coiffé d'un toit en pavillon. L'ensemble est recouvert d'ardoises.
A l'intérieur, les puristes s'attarderont sur la travée voutée qui précède le chœur. Les corbeilles des chapiteaux présentent de beaux motifs de lancettes épatées et recourbées. Leur pointe s'enroule en formant deux crossettes séparées par un fin pédoncule qui rejoint la base de la lancette. Sur quelques exemplaires le pédoncule s'agrémente d'une succession de boutons alignés qui rejoignent l'astragale.
Cette disposition parait unique dans la région (5).
Ornementation des corbeilles des chapiteaux
Le motif est probablement inspiré du décor des chapiteaux de la basilique Saint-Remi dont l'abbé entretenait des liens privilégiés avec la population de Dricourt.
La corbeille du chapiteau se couvre d'un motif de feuille dont la hampe, fine à la base, s'évase vers le sommet, revêt la forme d'une oreille d'éléphant ou d'une tête de cobra, puis se termine par deux crochets enroulés que supporte un axe médian.
Le décor dérive de la palmette d'acanthe mais dont la forme générale s'écarte de celle qu'adopterait une feuille naturelle. Le modèle s'inspire de l'art romain et s'approche de la feuille plate caractérisée par l'art roman. Le motif reste grossier, épais, sans finesse dans les détails.
A l'époque gothique naissante ce même décor s'affine avec un sillon médian plus prononcé entre les deux crochets, ces derniers étant eux-mêmes plus finement sculptés.
Dans son manuel d'archéologie française, Camille Enlart décrivait la feuille romane ainsi : «Ce modèle est une imitation du chapiteau corinthien à feuilles lisses non refendues fort utilisé dans le second jusqu'au dernier quart du XIIe siècle. C'est une feuille lancéolée, lisse toute simple dont la pointe se relève pour former une toute petite volute sous le tailloir».
Sur les exemplaires des corbeilles, à la retombée de l'arc triomphal de Dricourt, les volutes deviennent des crossettes soudées par une nervure centrale saillante, sorte de pédoncule qui se prolonge par une succession de boutons ou d'oves troués en leur centre. Un décor qui évoque celui du galon à trous annelés des nervures centrales des feuilles garnissant plusieurs chapiteaux de la cathédrale de Reims, du cloître de Notre-Dame-en-Vaux de Châlons-en-Champagne, ou de quelques autres églises situées entre Reims et Laon. Ce décor particulier est daté de la seconde moitié du XIIe siècle.
Le motif de Dricourt n'est déjà plus roman mais pas encore franchement gothique.
Les chapiteaux de la basilique Saint-Remi de Reims
Le mobilier
Le maître-autel est consacré à saint Remi, patron de la paroisse. Le vitrail d'axe le représente en tenue d'évêque avec mitre et crosse.
On notera que le crosseron est tourné vers l'intérieur.Traditionnellement cette disposition s'applique à un Père abbé dont le pouvoir ecclésiastique se limite à son monastère et à ses dépendances alors que la crosse de l'évêque est dirigée vers l'extérieur, tournée vers les fidèles de son diocèse. L'abbaye de Saint-Remi, rassemble une communauté de moines bénédictins créée par l'archevêque Tilpin vers 790. Celui-ci conservera le titre et la charge d'abbé comme le feront plusieurs de ses successeurs. C'est pourquoi saint Remi est souvent représenté à la fois en sa qualité d'évêque, la seule qu'il exerça, et en Père abbé,- qu'il ne fut pas -, en mémoire de l'abbaye qui porte son nom.
Naturellement il brandit aussi l'ampoule qui l'a rendu célèbre quatre siècles après sa mort.
Devant le vitrail, l'autel en pierre affiche un style néo-gothique fort en vogue au XIXe siècle. L'ensemble est malheureusement en partie détruit.
De chaque côté, sur des consoles qui portaient jadis d'autres statues, ont été disposées : celles,1) de la Vierge des apparitions de Lourdes, 2) du Jésus de Prague.
A proximité : la statue du Sacré-Coeur de Jésus dont le culte institué par le pape Clément XIII en 1765 fut étendu à toute l'Eglise en 1856 par Pie IX.
La scène reproduite au devant d'autel semble raconter un miracle de l'apôtre rémois; il exorcise une jeune femme toulousaine atteinte de démence puis, après la mort, la ressuscite. (lecture sous réserve, car lors de ma visite un ambon masquait partiellement l'antependium !) Une scène similaire s'observe au 4ème registre du bras nord du transept de la cathédrale Notre-Dame de Reims ainsi que sur une sculpture conservée au musée Saint-Remi.
L'attention se porte avec intérêt sur deux statuettes anciennes.
Elles représentent une Vierge à l'Enfant et saint Remi. Elles sont en bois polychrome. Ces deux exemplaires de l'Ardenne moyenâgeuse sont bien connues des spécialistes, elles ont fait l'objet de descriptions et de nombreux commentaires.
La Vierge à l'Enfant
Celui de l'abbé Sery est catégorique (7) : «C'est aussi dans un style rude, simplifié et tout d'un bloc qu'est traitée cette Vierge. Les jambes sont peu saillantes, les bras et l'Enfant collés au corps, caractères qui l'ont fait placer par certains dans le XIIIe siècle. Bien que le drapé en tablier du manteau puisse le laisser penser (quoiqu'on le retrouve encore dans les siècles suivants), la chemisette couverte par une robe décolletée en carré ne doit pourtant laisser aucun doute sur la date d'origine à la fin du XVe ou au XVIe siècle.»
saint Remi
Les deux statues sont en très mauvais état. Espérons que la commune, la Commission d'art sacré, et la D.R.A.C. pourront un jour unir leurs efforts, trouver les moyens d'appliquer un traitement au bois rongé par la vermine et procéder à une restauration.
Les deux statuettes exposées au public pour la visite du 12 juillet 2015 ont désormais regagné un lieu sécurisé.
A noter encore, perchée sur une console, une belle statue récente (XIXe ou XXe siècle) de Jeanne d'Arc.
Les fenêtres sont garnies de vitraux représentant des personnages bibliques :
- saint Remi (déjà cité pour la fenêtre axiale)
- saint Eloi en tenue d'évêque de Noyon (patron des forgerons notamment)
- saint Pierre tenant fermement les deux clés
- saint Joseph (en médaillon)
- saint Dominique Savio disciple de Jean de Bosco (saint patron des jeunes)
- et :
- saint Cyrille
dont la présence s'observe plus rarement dans les églises rurales du sud-ardennais. Un autre exemple existe au Chesnois-Auboncourt voir le lien :Chesnois-Auboncourt : des vitraux déroutants dans une église désorientée
Saint Cyrille à Dricourt
Comme indiqué dans le cartouche-médaillon le vitrail a été offert par une famille du lieu en mémoire d'un disparu vraisemblablement prénommé Cyrille.
Surnommé le gardien de la Foi, saint Cyrille d'Alexandrie, a été déclaré Docteur de l'Eglise grecque par le pape en 1882.
Evêque et confesseur, Cyrille est né au IVe siècle (370 ou 380?) il est mort le 28 juin 444.
On lira son hagiographie dressée par les Bollandistes (8). L'évènement qui contribua à asseoir sa notoriété est sa lutte opiniâtre contre Nestorius, évêque de Constantinople qui prêchait l'hérésie en affirmant que le Christ n'est pas Dieu mais seulement un homme.
Saint Cyrille présida le concile d'Ephèse en 431, le 3ème concile œcuménique, qui condamna l'hérésie nestorienne et proclama Marie, mère de Dieu (théotokos). Saint Cyrille a laissé de nombreux écrits contenant des commentaires sur les textes bibliques. Il est souvent représenté «avec un livre sur une page duquel est écrit en grec "Mère de Dieu" et avec une plume prêt à écrire» [(8) page 73]
A noter que 4 vitraux ont été restaurés et complétés en 2013 par Jean-Marc Paguet vitrailliste à Saint-Morel (08).
Bibliographie:
(1) Les Ardennes françaises : revue mensuelle, d'histoire locale et de tourisme - 1928/02 (N10). page 168
(2) Livre des vassaux du comté de Champagne et de Brie (1172-1222), publié d'après le manuscrit unique des Archives de l'Empire...-1869 - page 283.
(3) Varin : Archives de Reims tome 1 p.409, cité dans : Les Actes de la Province ecclésiastique de Reims. Canons et décrets.... publiés par Mgr Th. Gousset tome 2 - 1843 - p.317
(4) On lira avec intérêt le compte rendu d'une promenade parisienne "sur les traces de Corvisart à Paris" que l'Association "L'Ardenne à Paris" a proposée à ses membres le 12 octobre 2013, sous la direction de son dynamique président, Jean-Louis Léger http://ardenneaparis.free.fr/AAP_frameAgenda.htm
(5) Mon commentaire dans le livret remis gracieusement aux visiteurs lors du circuit "Découverte des Églises Argonne Ardennaise" du 12 juillet 2015 sur le thème : le décor des chapiteaux. Livret réalisé et édité par l'Office de Tourisme de l'Argonne Ardennaise 08400 Vouziers. Conception et impression : 2C2A.
(6) Inventaire sommaire des Archives départementales antérieures à 1790 Ardennes. Volumes 5 à 6 F. Devin et A. Anceaux 1901
(7) L'évolution de la statuaire mariale du Moyen-âge à nos jours. L'exemple des Ardennes. - 1977. Jean Sery . Page 79.
(8) Saint Cyrille sur gallica : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k307324/f72.item.r=.zoom
M. L. BECHET L'iconographie de la Vierge à l'enfant dans les Ardennes. Le Rimbaldien, automne 1946, n°5. p.13
Henri MANCEAU : Sur les terres des abbayes rémoises de St-Remy et de St-Denis : ruban d'églises. L'automobilisme ardennais, mai-juin 1968, n°180, p. 5-14 et juillet-août 1968, n°181.pp.12-13.
JLC
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