L'insolite de l'art chrétien : églises de Champagne-Ardenne

L'insolite de l'art chrétien : églises de Champagne-Ardenne

ECUEIL : confessions autour de son église

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Écueil : église des saints Crépin et Crépinien

 

Tel un prisme de quartz jaillissant du magma minéral, la pyramide de la tour romane de l'église d'Écueil émerge d'un écrin de verdure.

C'est depuis le sentier du GR 142 (GRP de l'Ardre), courant en lisière de forêt, qu'il faut aborder l'église des saints Crépin et Crépinien.

La vue est ici splendide.

Les rangs de vigne dévalent les versants de l'arène de la Montagne de Reims.

En automne, la lumière matinale embrase le vignoble qui se pare alors de chaudes couleurs et offre un spectacle flamboyant de toute beauté.

 

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Vue panoramique en hiver

 

Le regard porte loin. Vers le nord ouest la cité rémoise a pris ses aises dans la vallée de la Vesle. Au centre les deux tours de la cathédrale veillent sur la capitale diocésaine, jalonnée au loin par les deux buttes témoins de Berru et Brimont.

 

Le tertre de l'église, isolé du village, témoigne de l'existence d'un ancien hameau disparu.

Jadis, quelques bâtisses, une dizaine selon certaines sources historiques, jouxtaient un château, ou plutôt un manoir, qu'avait fait construire un noble, revenu au pays en son temps de gloire.

 

Simon CLICQUOT-BLERVACHE est né à Reims en 1723 dans la paroisse Saint-Symphorien (aujourd'hui disparue)

Élève au collège de l'Université rémoise, il bénéficie de l'enseignement dispensé par le célèbre abbé Le Batteux. Autant dire que les Belles Lettres n'ont plus de secret pour le jeune Simon qui apprend très tôt à "tourner le madrigal et rimer l'épître" !

Adulte, l'homme de plume rejoint l'Académie d'Amiens, société savante promulguant la connaissance des sciences, des lettres et des arts.

Ses écrits portent souvent la signature « Delisle » ou une plus anonyme « un Savoyard » lorsqu'il devient, en 1766, l'un des cinq Inspecteurs Généraux des manufactures et du commerce sous le règne de Louis XV.

De sa carrière d'économiste, les biographes retiennent son engagement dans l'amélioration des conditions des gens de labeurs en campagne et son projet (avorté) de rendre la Vesle navigable.

 

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Simon Clicquot-Blervache

Photo Web : Wikipédia issue du fonds de la bibliothèque de Reims. Nicolas Cochin graveur.

 

Économiste, homme de lettres, Simon Clicquot-Blervache est aussi un amateur d'art. Il aime le beau !

Héritier par sa mère d'une maison située dans le hameau d'Écueil, il s'avise d'y adjoindre un manoir au milieu d'un grand parc aménagé en terrasses où les "belles eaux" reflètent les rayons du soleil levant (d'où l'origine du nom BELLOY - BEL OYE). Près du manoir, où il envisage d'y finir ses vieux jours, l'inspecteur général diligente l'érection d'une chapelle privée qu'il place sous le patronage de sainte Anne.

Mandaté par l'archevêque de Reims, le curé du moment vient la bénir un certain 22 août 1781.

La chapelle s'enrichit des ornements autorisés dans les lieux saints privés. Pour l'unique autel fixe, le châtelain commande un tableau pieux auprès du peintre rémois Jacques MARMOTTE. 

 

L'inspecteur général, depuis peu annobli - 1765 -, cumule les distinctions : 

  • intronisation dans l'Ordre de Saint-Michel
  • nomination, par ses concitoyens, en qualité de procureur du roi, syndic de la ville de Reims (1760)

Lui rendant hommage, une rue porte aujourd'hui son nom dans le quartier Jean-Jaurès.

 

La longue carrière est couronnée par l'Académie de Châlons qui lui décerne un prix en 1783 pour un mémoire venant clore ses succès littéraires.

 

Il quitte les fonctions d'inspecteur général en 1790 (année de la suppression de cet organisme de contrôle) puis se retire à Écueil dans son manoir de Belloy où il s'adonne à la poésie et complète sa riche

bibliothèque.

Il savoure le charme du lieu que l'on peut comparer en imagination avec l'actuel château de Sacy situé à une encablure. Un endroit « magique au cœur des vignes »

Il décède le 31 juillet 1796, est inhumé dans la chapelle Sainte-Anne.

De ce passé glorieux, il subsiste peu de choses.

 

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Plan d'un chemin et d'une sente à Belloy 1781 - 2G 1172/33 -

Archives départementales de la Marne en ligne.

En grisé vert les différentes propriétés acquises par S.Clicquot-Blervache qui les a fait démolir.

 

Les bâtiments du manoir, ceux du hameau sont rayés du paysage en 1814 lors de la Campagne de France. Les combats ravagent la contrée. La chute de l'empereur Napoléon 1er est imminente.

L'unique fille de Simon Clicquot-Blervache parvient à sauver la bibliothèque de son père qui sera dispersée plus tard. La sépulture est transférée dans l'église.

 

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La plaque funéraire en marbre noir déposée dans le pavage de l'autel latéral nord perpétue la mémoire du personnage par une simple dédicace latine.

 

L'autre souvenir du châtelain occupe le centre du retable de l'autel majeur : le tableau de saint Antoine.

Il mérite qu'on s'y attarde !

 

1 ) L'auteur 

 

Le fameux Bénézit attribue à Jacques MARMOTTE les qualités de portraitiste et peintre d'histoire à Reims avec mention d'une mort probable en 1770.

Le tableau figurant saint Antoine porte la date de 1747 ("Marmotte pinxit Reims 1747")

De ce peintre rémois quelques œuvres ont été répertoriées :

  • un christ en croix, tableau d'autel de 1759 dans l'église de Trépail
  • un tableau de l'Assomption de la Vierge de 1760 dans l'église de Faverolles-et-Coëmy
  • le portrait de l'abbé Lesurié, proviseur du collège de l'Université de Reims de 1783 à 1788. L'homme est représenté en buste, assis sur un fauteuil, en costume d'hiver des chanoines de Reims, devant une table de marbre, la tête nue tournée à droite et regardant de face, la main droite appuyée sur un livre. (Musée de Reims - Description fort détaillée d'Henri Jadart)
  • le portrait de Regnault Florentain, imprimeur rémois à l'enseigne de la Bible d'Or, de grandeur naturelle, la tête nue, en robe de chambre rayée rouge et bleu, assis dans son atelier, le composteur en main, en train de reproduire une "déclaration du Roi" du 3 février 1760; derrière lui, bibliothèque, affiches et titres de livres; à droite, presse à imprimer. Cadre sculpté du temps, arrondi du haut . Provient du cabinet du libraire Brissart-Binet. Offert par M. Eugène Deullin en 1875. (du même H. Jadart, descriptif très détaillé ...pour qui aurait envie de parcourir les salles du musée afin d'identifier le tableau avec certitude !...)
  • le portrait du cardinal Charles de Lorraine vers 1770.

 

2 ) le sujet

 

La représentation de saint Antoine-le-Grand vue à Écueil fait référence au jeune homme riche dans l'Évangile.

En choisissant ce thème commandé au peintre rémois, le châtelain de Belloy conforte sa compassion envers les humbles, ceux-là même qu'il ne cessera de défendre dans ses écrits ou par ses actes.

 

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En effet le tableau nous montre un saint Antoine assis, libéré de la tentation. Le crucifix veille sur lui pour éradiquer toute nouvelle récidive car son combat contre les démons dans la retraite du désert fut une rude épreuve. 

Notons au passage que contrairement à cette peinture, les images du saint sont majoritairement représentatives de sa lutte contre les tentations.

A ses pieds le saint homme a jeté et renversé l'amphore qui déverse monnaies et autres trésors en signe de renoncement aux richesses d'ici-bas.

Sur son genou, la Bible est ouverte à la page de l'Évangile de saint Matthieu (19 ; v. 21) « Si tu veux être parfait, va vendre tes biens, donne-les aux pauvres et tu auras un trésor dans le ciel »

 

Voilà pour la leçon de morale !

Les conventions iconographiques pour représenter habituellement le premier ermite des chrétiens sont fidèlement respectées par Jacques Marmotte. A savoir : 

- le vieil homme est barbu (donc gagné par la sagesse), 

 

- il s'appuie sur une canne en forme de T, la lettre Tau étant le signe distinctif adopté par les Antonins. En fait, elle figure la béquille des malades estropiés par le feu de Saint-Antoine.

Est-il besoin de rappeler que l'Ordre des Antonins validé par bulles papales successives dès le XIIIe siècle, est à l'origine de ces hôpitaux transformés en abbayes spécialisées dans les soins des malades atteints du mal des Ardents ou Feu de Saint-Antoine?

Les ravages occasionnés par la terrible maladie avaient pour responsable l'ergot du seigle. C'est un champignon parasitaire qui altère la farine. Convulsions, gangrènes, insomnies, douleurs cuisantes invalidaient les malades quand ils n'en mourraient pas. Les moines soignaient les malheureux en leur imposant une alimentation carnée, la viande de porc étant privilégiée. L'élevage des porcelets s'intensifia dans les monastères qui y trouvèrent une source de revenus nouvelle. Les cochons de Saint-Antoine bénéficiaient d'un droit absolu de divagation dans les villes se nourrissant des déchets qui infestaient rues et rigoles. (Bulle papale de Boniface VIII). Les porcs en liberté portaient clochette au cou, ce qui aidait les moines à les identifier.

 

- la croix potencée en Tau est brodée sur la manche de la robe de bure à capuchon, elle pend également au chapelet de la ceinture des Antonins appelés pour cette raison Théatins.

 

Croix, canne, clochette, bible sont au rendez-vous sur la scène représentée par Jacques Marmotte.

D'ordinaire tous ces attributs accompagnent aussi la statuaire du saint, mais s'y ajoute, à ses pieds, un animal choyé : le cochon ! On comprend mieux pourquoi les charcutiers ont élu Antoine-le-Grand comme saint patron. Il est aussi celui des hôpitaux pour les raisons évoquées ci-dessus.

 

Il est probable que l'artiste rémois ait copié l'œuvre d'un maître en y ajoutant des touches personnelles. Cette pratique est courante à son époque comme nous avons pu le souligner à maintes reprises ici dans les pages de ce blog. Pour certains peintres, c'est même leur unique mission. 

 

Le tableau du maître-autel a bénéficié d'une restauration en 2007. (Selon la notice :  https://inventaire-chalons.grandest.fr/gertrude-diffusion/dossier/tableau-dautel-saint-antoine-au-desert/9fbe06ba-63af-41ae-b864-04a6ed8d0708

Christian Vibert des Ateliers de la Renaissance, demeurant à l'époque au 5 rue des Tournelles à Reims, aurait été chargé des travaux. Cet atelier n'existe plus aujourd'hui.

Le retable, l'autel et les statues de saint Crépin et Crépinien ont fait l'objet d'un nettoyage et d'une restauration en 2015 par Olivier Béringuer, conservateur restaurateur (société : Olivier Béringuer Conservation).

 

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En poursuivant son cheminement dans les travées de l'église, le visiteur découvre un second tableau peint.

Originellement accroché au retable du maître-autel, il a dû céder son emplacement au profit du saint Antoine et trouver place sur le mur nord de la nef.

La scène raconte l' Adoration des bergers venus célébrer la naissance du Christ.

 

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L'Adoration des bergers

 

Une récente restauration (2019) lui a rendu des couleurs éclatantes.

Le thème connait un énorme succès dans la période de la Contre-Réforme. Un peu partout en Europe, la Nativité mobilise les peintres religieux.

Le tableau de la nef d'Écueil présente cette particularité d'être une inspiration de la célèbre "Adoration des bergers" réalisée vers 1617 par Pierre Paul Rubens.

 

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L'Adoration des bergers par Rubens - Musée de Marseille

 

L'œuvre de Rubens est aujourd'hui conservée au Musée des Beaux-Arts de Marseille (dans une aile du Palais Lonchamp).

Cette peinture connut de multiples péripéties.

Commandée pour l'église Saint-Jean de Malines en Belgique, elle est volée par les Français en 1794, puis conservée au Louvre jusqu'en 1803 pour finalement être vendue au musée de la cité phocéenne. Ce dernier n'ouvrira ses portes au public qu'en janvier 1873.

 

Le tableau d'Écueil n'est pas signé par son auteur, mais selon Christian Vibert, qui a attentivement analysé la peinture, la réalisation serait imputable à Jean Hélart, peintre rémois.

 

Il est né en 1618.

Jean HÉLART  (parfois orthographié HELLART ou HELLARD)  a la réputation d'être un joyeux compère.

Jean Harmant, autre célébrité rémoise, lui enseigne les techniques et l'art de la peinture. Les deux amis partent à Rome pour perfectionner leur savoir et y côtoient un autre talent du monde des arts : Charles Le Brun, futur premier peintre du roi.

De retour à Reims Jean Hélart accède à la fonction de peintre officiel de la ville de Reims (1660).

Il crée l'École académique de peinture et de sculpture. Sa renommée s'étend bien au-delà de la cité rémoise.

 

L'amateur d'art trouvera aujourd'hui facilement les tableaux peints de Jean Hélart, à ne pas confondre avec   les réalisations de ses enfants, Claude, Jacques et Marie, tous trois artistes peintres talentueux.

 

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Détail du tableau conservé à Écueil

 

Le peintre narre la scène biblique qui se déroule au lever du jour dans l'étable.

La Vierge Marie et l'Enfant Jésus occupent le centre du tableau; ils attirent tous les regards, ceux des acteurs mais aussi ceux des spectateurs grâce au jeu des couleurs qui les éclaire prioritairement.

Dans un geste de tendresse maternelle, Marie lève le voile sur son enfant, Elle le présente aux bergers qui observent le nouveau-né avec intensité et vénération.

Joseph, le père, se tient debout à la droite de Marie (à gauche pour l'observateur). La Sainte Famille se détache ainsi du groupe des pâtres et pastourelles composé de couples, dont un est plus âgé.

La vieille femme agenouillée, bras croisés sur la poitrine, manifeste sa dévotion. Le pâtre au premier plan s'appuie sur sa houlette, méditatif.

Les hommes ôtent leur couvre-chef en signe de salutation et d'humilité.

A la différence des Rois Mages chargés de cadeaux somptueux : or, encens et myrrhe, les bergers apportent de modestes présents : deux coqs, un panier rempli d'oeufs, une jarre de lait de brebis.

Avec Jean Hélart les animaux de l'étable, âne et boeuf, pointent seulement le bout du museau.

De même, les visages, la couleur des vêtements, diffèrent du modèle rubénien.

Dans la nuée, au-dessus de l'agitation humaine, deux anges annonciateurs de la bonne nouvelle déploient un phylactère porteur d'un message destiné à toute l'humanité : GLORIA IN EXCELSIS DEO.

 

Notons qu'ont été réalisées de très nombreuses imitations du tableau de Rubens. Celle du peintre lorrain Claude Barrot a la particularité d'inverser la scène, comme si elle était observée dans un miroir. Elle est conservée au Musée d'Art et d'Histoire de Toul.

 

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Virant d'un quart de tour vers la gauche le visiteur se trouve face aux baies occidentales.

Lorsque, dehors, le soleil couchant les atteint, l'intérieur s'embrase de couleurs irisées. Le responsable de cette féérie visuelle : Antoine BENOIT.

 

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Le maître-verrier (né à Nancy en 1933) est le concepteur d'une technique brevetée en 1994.

Constitués de verres ophtalmiques colorés par des oxydes et soudés par cuisson, ses vitraux légers et incassables offrent une sécurité accrue face au vandalisme, aux chocs thermiques ou acoustiques.

Le procédé s'est exporté avec succès dans le monde entier.

Après avoir travaillé un moment dans son atelier de Parcey (Jura), il s'est mis en retraite.

 

L'église d'Écueil mobilise les meilleurs artistes. Jean-Paul Agosti en a réalisé la maquette des motifs abstraits, jouant sur le choix des coloris toujours en adéquation avec la symbolique chrétienne : les tons froids (bleu) sont privilégiés au nord, les couleurs chaudes au sud.

 

Les deux artistes se sont croisés à plusieurs reprises dans la Marne pour la mise en place de vitraux : dans l'église de Bouzy et dans la chapelle Saint-Joseph de Reims.

 

∼ ∼ ∼

 

D'autres mobiliers suscitent l'intérêt : comme les fonts baptismaux Renaissance ou la statue de la Vierge en pleurs. Celle-ci ornait jadis une poutre de gloire avec l'un des deux crucifix (le saint Jean manque). Le triplet des baies du chevet, bouché quand fut installé le retable du maître-autel, en constitue le pendant. Sur le chevet plat, la disposition des baies d'inspiration cistercienne, s'inscrit dans l'architecture, comme un symbole de la poutre de gloire. 

 

La dernière découverte se situe dans le chœur, sur la muraille à gauche.

La spécialiste en restauration des peintures murales, Mme Marie-Paule BARRAT, œuvre pour la sauvegarde de ces traces picturales apparues sous les enduits décapés.

 

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Un personnage agenouillé (?), les mains jointes, prie, le regard tourné vers l'autel.

S'agit-il d'une fresque peinte lors des modifications impactant le maître-autel ou est-elle plus ancienne?

A suivre ...

 

Confessons notre faute : celle de ne pas avoir décrit toutes les richesses de l'église d'Écueil  !

Mais accordons-nous un moment de convivialité en s'invitant chez l'un des nombreux viticulteurs récoltants du village pour savourer sur place une dégustation pétillante (avec modération), ou mieux, emporter le précieux nectar.

 

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La mise en valeur de l'église d'Écueil est remarquable.

Une municipalité attentive, soucieuse de son patrimoine et une association très impliquée ” Le Moutier d'Écueil nourrissent cette réussite.

On aimerait rencontrer plus souvent autour de nos églises une telle conjonction de bonnes volontés !

 

Visite gratuite de l'église tous les dimanches de 15 h à 18 h du 20 juin au 19 septembre.

 

©jeanluc collignon



22/08/2021
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