L'insolite de l'art chrétien : églises de Champagne-Ardenne

L'insolite de l'art chrétien : églises de Champagne-Ardenne

POILCOURT-SYDNEY : Sainte Anne éduque la Vierge

L'Education de la Vierge

Ne cherchez pas le thème de l'Education de la Vierge dans les évangiles : il ne figure pas dans les textes anciens ; il apparait au Moyen-Age et se répand à partir du XVIIe siècle, suite au Concile de Trente.

Il met en scène sainte Anne apprenant à lire à sa fille Marie.

Quelques statues ,vestiges de l'époque moyenâgeuse, sculptées sur ce thème sont encore visibles  au trumeau du portail central de la cathédrale de Chartres ( 1210 ) et à Ecouis ( 1313 ).

Plus tard le sujet fera recette en Champagne et en Bourgogne, il gagnera tout le territoire sous l'impulsion de la reine de France, Anne d'Autriche.

En Bretagne sainte Anne fort vénérée est à l'honneur dans le célèbre et très suivi pèlerinage de Sainte-Anne d'Auray créé à son intention.

 

 " L'Education de la Vierge " a été diversement représentée.

Les statues représentent Anne tantôt debout, tantôt assise dans une cathèdre. Elle apprend la lecture à sa fille, Marie, qui tient un livre dans une main : l'évangile de saint Jean. Ces scènes ont été reproduites sur les retables des églises et ont inspiré de nombreux peintres. Parmi les plus célèbres tableaux  figurent ceux de Quentin de La Tour ( XVIIe siècle ) et de Eugène Delacroix ( XIXe siècle ). Ce thème a été reconnu aussi parmi les favoris des maîtres verriers.

La tradition, - qui tolère nombre d'exceptions -, place généralement dans l'église, la scène de l'Education, côté Evangile, pour souligner la place d'honneur qu'il convient d'attribuer à la Vierge.

Au XVIIIe siècle, les artistes sont plus attentifs à donner une image pédagogique de sainte Anne et de sa fille. Le livre que tient Marie, n'est plus l'Evangile mais devient l'abécédaire pour apprendre le latin, la langue de l'Eglise. La jeune fille pourra lire l'Ancien Testament, qui préfigure le Nouveau où elle occupera bientôt une place privilégiée dans le déroulement du récit.

En ce XVIIIe siècle, l'Education de Marie ressemble à celle de toutes les jeunes filles chrétiennes.

Comme elles, Marie s'initie au rôle d'humble servante du Seigneur, dont beaucoup rêvent. Elle tente donc de s'acquitter au mieux des tâches quotidiennes dévolues à sa condition de future mère.

Elle doit donner, en particulier au monde rural, l'image d'un modèle qui suscite l'admiration.

Pour traduire cette évolution, les sculpteurs de l'époque soignent les postures de leurs personnages et les habillent de costumes choisis. Anne, par exemple, apparait toujours dans une tenue vestimentaire décente ; seuls ses mains et son visage sont découverts. Les femmes dévotes du XVIIIe siècle renoncent aux vêtements ajustés lorsqu'elles ont dépassé l'âge de 45 ans. Les traits d'Anne sont donc ceux d'une femme d'âge mûre ; elle apparait enveloppée dans une longue cape brune, une couleur dépourvue d'éclat pour afficher sa simplicité et sa modestie, voire sa réserve. Les prêtres pourront côtoyer les femmes qui suivent son modèle.

Lorsqu'elle est représentée assise, Anne dégage une sérénité protectrice qui incite les âmes  à se réfugier auprès d'elle pour lui confier leur détresse. Elle incarne l'enseignement de " Notre Sainte Mère l'Eglise " pour apprendre à bien croire, à bien faire et à bien réussir sa vie dans la foi du Christ.

Pour cette raison, sainte Anne devient un modèle pour les mères et les éducatrices, elle est choisie comme patronne dans les confréries d'enseignantes et de mères de famille.

Quelques bannières de confrérie qui lui sont dédiées subsistent dans nos églises.

 

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Dans l'église Saint-Pierre de Blanzy-la-Salonnaise : photo M. C.

 

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Eglise Saint-Rémi de Vaux-Champagne

 

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Eglise Sainte-Anne d' Eteignières  ( photo OTSI Rocroi )

 

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Eglise Saint-Nicolas de Maubert-Fontaine  ( photo OTSI Rocroi )

 

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Eglise Saint-Leu de Sévigny-Waleppe

 

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Eglise Saint-Martin d'Herbigny

 

 

 Quiproquo à Poilcourt-Sydney

Les photos présentées ci-dessus montrent sainte Anne avec un visage jeune, car les statues sont d'époque plus récente.

En effet, au XIXe siècle la statuaire s'empare de critères bien différents de ceux des siècles précédents car le message à transmettre n'a plus la même résonance ; la tendance se poursuit et s'amplifie même au XXe siècle ; la fabrication des statues s'effectue alors selon des procédés de reproduction à l'identique qui ôtent souvent tout intérêt artistique aux compositions et qui sombrent dans une fade standardisation.

C'est pourquoi les productions antérieures au XIXe siècle réservent de belles surprises et charment par leur qualité artistique, même si elles sont empreintes parfois d'une grande naïveté.

La vieille église Saint-Pierre dans le village de Poilcourt-Sydney ( Sydney étant venu s'ajouter après la Première Guerre mondiale ) recèle deux curieuses statues.

 

Etude du premier cas

D'après la notice n°1 mise en ligne par les Monuments Historiques sur leur site www.culture.gouv.fr ( base Palissy ), la première statue est datée du XVe, XVIe siècle, elle porte le titre de " Vierge à l'Enfant ".

Cinq lignes plus bas le descriptif propose un autre titre " Sainte Anne et la Vierge ". L'objet est classé M.H. en date du 04/01/1966

Le professeur d'histoire Henri Manceau qualifie en 1968 « d'étrange Vierge à l'Enfant » la dame assise qui porte sur ses genoux Jésus qui « se campe dans une grande raideur comme serait un épieu de bois. Qu'expriment les visages ? celui de Jésus absolument rien sinon que le sculpteur a été bien gêné pour faire un visage d'enfant » L'Automobilisme ardennais n°181 juillet-août 1968 Ruban d'églises page 9

L'abbé Jean Sery admet pour sa part que « certains auteurs ont cru voir dans cette statue une représentation de sainte Anne ; car on l'a peut-être même vénérée sur place comme telle »

L'évolution de la statuaire mariale du Moyen-Age à nos jours L'exemple des Ardennes

Puis il dément l'affirmation, arguant que l'Enfant debout, bien que vêtu d'une longue robe, n'a rien d'une fillette. Il admet aussi qu'il « est impossible de déterminer ce que l'Enfant tenait dans les mains »

Il ajoute que le livre tenu par la mère, « s'il se retrouve plus habituellement dans les statues de sainte Anne, n'est toutefois pas absent des représentations de la Vierge à l'Enfant. »

Comme preuve, il cite quelques exemples vus au Louvre, sur un tableau d'un peintre flamand, ou

« tout simplement sur cette autre Vierge de Poilcourt étudiée ci-après. »

Cette autre représentation est-elle bien également une Vierge à l'Enfant ?

Après hésitations, l'argument décisif qui emporte le choix définitif de l'abbé Sery à reconnaitre une Vierge dans cette statue, c'est qu'elle porte une couronne sur la tête, « ce qui n'a jamais été l'apanage de sainte Anne. ».

Si la couronne est bien identifiée sur la tête de la reine assise dans la composition sculptée de Ménil-Annelles dans laquelle l'abbé y voit de grandes similitudes avec la statue de Poilcourt, au point d'affirmer que les deux objets émanent d'un même auteur, à Poilcourt, la couronne n'apparait pas nettement. Elle se réduit à une calotte plate sous le voile, qui évoque davantage un serre tête destiné à maintenir la coiffure sous cet artifice indéfinissable.

Ce qui se voit avec évidence, c'est le visage d'une femme déjà âgée ; il ne ressemble guère à celui d'une jeune accouchée qui porte son enfant nouveau-né dans les bras.

C'est plutôt  le gros livre volumineux que tient la main droite du personnage qui plaide en faveur de sainte Anne ; elle éduque sa fille paraissant  plus âgée qu' un bébé. Ce petit personnage, aujourd'hui dissocié de la statue, de par sa physionomie s'identifie plus à une fillette,  qu'à l'Enfant Jésus. Elle arbore des cheveux bouclés, elle est vêtue d'une longue tunique qui lui couvre les pieds : c'est bien Marie en compagnie de sa mère qui l'instruit.

 

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Cliché Monuments Historiques Base Palissy

 

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Eglise Saint-Pierre de Poilcourt

 

 S'il s'agit bien de sainte Anne éduquant la Vierge, il convient maintenant de s'interroger sur les raisons de sa présence dans l'église du village, dont la chapelle, où est conservée la statue, est consacrée à la Vierge depuis les temps les plus anciens.

Les acquisitions mobilières résultent le plus souvent d'achats réalisés par les Fabriques ou de dons quand les paroissiens, à titre individuel ou groupé, décident, par exemple, la pose d'un nouveau vitrail.

Ce peut être également la conséquence d'un geste de remerciement commandité par un généreux donateur, à la suite d'un vœu exaucé. Les exemples sont multiples avec la statuaire. Les plus fortunés commanditaires demandaient à se faire représenter au pied ou au milieu des scènes bibliques exécutées à leur demande.

A Poilcourt, les seigneurs étaient de la lignée des De Coucy. Plusieurs membres de la famille sont inhumés dans la chapelle Notre-Dame qui semble leur être réservée. Ils y recevaient le baptême et le sacrement du mariage.

Les archives de l'Etat Civil des XVII et XVIIIe siècles conservent la mémoire des générations de cette famille qui vécut au village. Dans la branche féminine, le prénom d'Anne apparait plusieurs fois.

Ainsi, en 1681 Anne-Marie de Hezecques est marraine de la petite Marie-Anne de Coucy née le 4 mai.

Le 6 janvier 1692 nait Marie-Anne, fille de messire Jean de Fermont, seigneur de Poilcourt. Le 28 septembre 1710 c'est Marie-Anne de Coucy qui donne naissance à une fille, qui décédera un mois plus tard. Elle donnera naissance à un fils le 26 septembre 1711. La perte d'un petit être cher a sans doute avivé un regain de piété chez les parents.

Le 28 janvier 1746 Marie-Anne de Coucy décède ; elle a 66 ans ; elle est inhumée dans l'église.

Messire Philippe de Coucy de Bercy, chevalier, seigneur de Poilcourt, âgé de 82 ans décède le 11 novembre 1762. « Il est conduit dans l'église de Poilcourt et inhumé selon ses intentions dans la chapelle des fonts où sont les armoiries de ses ancêtres. » Archives Départementales des Ardennes série G 220

L'épouse du seigneur de Poilcourt a certainement éprouvé le besoin d'entretenir le culte de sainte Anne et sa fille en vénérant l'ancienne statue que des aïeux avaient placée, avant elle, dans l'église.

A-t-elle, elle-même, contribué à enrichir l'église d'une nouvelle statuaire ?

Etude du second cas

La notice n°2 des M.H. désigne " Vierge à l'Enfant " la statue de bois polychrome classée M. H. au titre des objets ( en date du 04/01/1966 ).

L'époque d'origine proposée est le XVIe - XVIIe siècle.

Les deux auteurs ardennais précédemment cités avancent, pour l'un, le XVe siècle, mais peut-être début XVIe s. , en raison du collier orné d'une croix qui pourrait évoquer le rosaire (Abbé J. Sery page 81 ) et l'autre, franchement le XVIe siècle (  H. Manceau ).

 

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Cliché M.H. base Palissy

 

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La seconde statue de l'église de Poilcourt

 

Henri Manceau risque le commentaire suivant : « Mais l'Enfant ( Jésus selon lui ) est encore détaché du message. Lui n'est qu'un petit joueur, assez espiègle. Indifférent aux soucis de la mère, trop petit pour comprendre, il s'est penché sur le livre que tient la Vierge, cette chose drôle, il s'arrête à une attention d'un instant, il s'amuse à froisser une page de la Bible ouverte. Une si profonde signification dans un contraste : l'œuvre est d'une grande qualité. »

Certains verront dans la sphère tenue par l'enfant dans sa main, le symbole du monde que porte classiquement Jésus dans les Vierges à l'Enfant, mais pourquoi ne pourrait-on pas y voir aussi la balle de jeu d'une fillette, puisque là encore elle est vêtue d'une longue robe la couvrant jusqu'aux pieds. Si Jésus la portait dans les temps anciens, « en cette première moitié du XIVe siècle, Jésus commence à trouver gênante sa longue tunique avec ou sans collerette. C'est le buste nu que le montrent la Vierge de Jeanne d'Evreux et d'autres, citées plus loin, conformes à ce type. La hardiesse de l'innovation nous prépare aux Enfants des XVe et XVIe siècles et à leur goût pour le nudisme intégral... » La Vierge et l'Enfant dans l'art français par Maurice Vlobert Editions Arthaud 1934 page 145

Il convient de souligner la forte ressemblance, perceptible dans les visages ronds, entre la mère et l'enfant, elle leur confère un air de famille indéniable. Ces visages ont-ils été façonnés conformément à des modèles vivants qui seraient ceux de la donatrice et de sa fille ? Ici aussi la chevelure de l'enfant est plus proche de celle d'une fillette que de celle d'un garçonnet encore bébé.

Toutes ces remarques penchent à désigner la statue comme étant la représentation de sainte Anne apprenant la lecture à sa fille. D'un geste d'impatience, car avide de découvrir la suite du contenu de l'Ancien Testament, Marie s'empresse de tourner les pages du gros livre de la connaissance qui va bientôt lui révéler son futur rôle de Mère de Dieu.

La composition ne pouvait trouver meilleur endroit que l'emplacement sur une console dominant la chapelle Notre-Dame.

Amis lecteurs et lectrices qu'en pensez-vous ? J'attends vos réactions et commentaires sur mon interprétation du sujet.

J-L C

En réponse à Publius Protinus : certes l'objet tenu le plus souvent par Jésus est le globe terrestre. La chevelure de l'Enfant pouvait prêter à confusion mais ce type de coiffure se voit, en effet, sur d'autres statues comme cette Vierge à l'Enfant jouant avec un oiseau (Musée National d'Art de Catalogne Barcelone Espagne) Merci pour votre contribution et pour l'intérêt porté à la lecture de mon article. J-L C. 26/01/2023

 

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24/03/2014
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